II.I — различия между версиями

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{{NavChap|[[Chapitre I·XVI - Civilisations]]|[[La Guerre Sacrée#Table des matières|Table des matières]]|[[Chapitre II·II - L'interprète]]}}
 
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<center><span style="color:purple;font-weight:bold"><big><big><big><big>'''II·I - Le Kami Noir'''</big></big></big></big></span></center><br>
 
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{{Quotation|''Bélénor Nébius, narrateur''|
« Je vais les exterminer. Tous. Jusqu’au dernier.
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<!--{{Paragraphes FR|Texte}}-->« Je vais les exterminer. Tous. Jusqu’au dernier.
  
 
— Fort bien. Et qu'envisagez-vous, mon garçon, une fois que vous aurez vaincu cet adversaire ? Quelles sont vos intentions pour reprendre le cours de votre existence ? Je vous souhaite d’aspirer à la reconstruction, plutôt qu'à la destruction. »
 
— Fort bien. Et qu'envisagez-vous, mon garçon, une fois que vous aurez vaincu cet adversaire ? Quelles sont vos intentions pour reprendre le cours de votre existence ? Je vous souhaite d’aspirer à la reconstruction, plutôt qu'à la destruction. »
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Ce qu’il avait pu voir ces dernières semaines donnait pour le moment raison à la vénérable ancêtre : sur la route de Zoran, la capitale du pays, il avait croisé quelques villages, tous anéantis et vides de vie. Jusqu’alors, le voyage s’était déroulé sans encombre. La guerre ayant été, au moins dans ce secteur de la Jungle, totalement gagnée par l’envahisseur, ses troupes s’en étaient allées. Pour autant, les monstres n’avaient pas décidé d’abandonner cette contrée. Bien au contraire même. Très vite, un grand nombre de nouvelles créatures avaient investi la région. Et notamment celles dont il venait de se débarrasser. Ces spécimens étaient plus massifs que les vifs soldats à la carapace brune et à l’abdomen dardé et arqué sous leurs pattes, parcouru de reflets jaunâtres, qui avaient constitué le gros des troupes de la première vague de l’invasion. Ils l’étaient en revanche moins que les monstres noirs et tachetés de jaune de la seconde vague, à l’origine du massacre de sa tribu, et bien moins encore que le commandant hypertrophié et rutilant, celui-là même qui avait tué son père, son oncle et son frère… Dépourvus de dards, de crochets ou d’organes excréteurs de substances nocives, ces nouvelles créatures étaient plutôt inoffensives. Certes, elles possédaient une puissante paire de mandibules, rougeâtres, comme leurs six pattes. Mais de ce qu'avait pu voir Pü, cet appendice buccal ne servait qu’à découper la matière végétale dont elles se nourrissaient, et à récolter des ressources qu’elles stockaient sur leur large tête plate recouverte de mousse, afin de les transporter au cœur des grands nids dont elles semblaient être les principales ouvrières.
 
Ce qu’il avait pu voir ces dernières semaines donnait pour le moment raison à la vénérable ancêtre : sur la route de Zoran, la capitale du pays, il avait croisé quelques villages, tous anéantis et vides de vie. Jusqu’alors, le voyage s’était déroulé sans encombre. La guerre ayant été, au moins dans ce secteur de la Jungle, totalement gagnée par l’envahisseur, ses troupes s’en étaient allées. Pour autant, les monstres n’avaient pas décidé d’abandonner cette contrée. Bien au contraire même. Très vite, un grand nombre de nouvelles créatures avaient investi la région. Et notamment celles dont il venait de se débarrasser. Ces spécimens étaient plus massifs que les vifs soldats à la carapace brune et à l’abdomen dardé et arqué sous leurs pattes, parcouru de reflets jaunâtres, qui avaient constitué le gros des troupes de la première vague de l’invasion. Ils l’étaient en revanche moins que les monstres noirs et tachetés de jaune de la seconde vague, à l’origine du massacre de sa tribu, et bien moins encore que le commandant hypertrophié et rutilant, celui-là même qui avait tué son père, son oncle et son frère… Dépourvus de dards, de crochets ou d’organes excréteurs de substances nocives, ces nouvelles créatures étaient plutôt inoffensives. Certes, elles possédaient une puissante paire de mandibules, rougeâtres, comme leurs six pattes. Mais de ce qu'avait pu voir Pü, cet appendice buccal ne servait qu’à découper la matière végétale dont elles se nourrissaient, et à récolter des ressources qu’elles stockaient sur leur large tête plate recouverte de mousse, afin de les transporter au cœur des grands nids dont elles semblaient être les principales ouvrières.
  
Constater qu’après le carnage était venu le temps du pillage, avait plongé Pü dans une profonde colère. Ses proches avaient-ils été tués simplement pour que ces nouvelles créatures puissent récolter en paix les ressources de la surface ? Atys n’était-elle pas assez généreuse pour que l’on puisse partager ses richesses ? Mais, comme pour punir l'idéalisme de cette question naïve, son esprit fit bientôt resurgir en lui le souvenir des cours d'histoire que sa mère lui prodiguait enfant : la Guerre de l’Aqueduc débuta lorsque l’Empire Fyros fut durement touché par la sécheresse, après que le Royaume de Matia avait asséché le fleuve Munshia et augmenté les taxes perçues sur les convois de la Route de l'Eau traversant son territoire. La plus longue guerre de l’histoire homine avait commencé par une querelle au sujet de l’eau, une ressource pourtant présente en abondance dans la Grande Flaque. De tout temps, l’accès aux ressources d’Atys avaient été à l’origine de conflits… Alors pourquoi ne pas imaginer que ces créatures intelligentes aient été animées par le même motif ?
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Constater qu’après le carnage était venu le temps du pillage, avait plongé Pü dans une profonde colère. Ses proches avaient-ils été tués simplement pour que ces nouvelles créatures puissent récolter en paix les ressources de la surface ? Atys n’était-elle pas assez généreuse pour que l’on puisse partager ses richesses ? Mais, comme pour punir l'idéalisme de cette question naïve, son esprit fit bientôt resurgir en lui le souvenir des cours d'histoire que sa mère lui prodiguait enfant : la Guerre de l’Aqueduc débuta lorsque l’Empire Fyros fut durement touché par la sécheresse, après que le Royaume de Matia eût asséché le fleuve Munshia et augmenté les taxes perçues sur les convois de la Route de l'Eau traversant son territoire. La plus longue guerre de l’histoire homine avait commencé par une querelle au sujet de l’eau, une ressource pourtant présente en abondance dans la Grande Flaque. De tout temps, l’accès aux ressources d’Atys avaient été à l’origine de conflits… Alors pourquoi ne pas imaginer que ces créatures intelligentes aient été animées par le même motif ?
  
Cette idée incongrue n’était qu’une parmi d’autres. Elle était le produit délirant d’un esprit malade. Brisé. À jamais marqué par la douleur. Car depuis ce terrible jour, Pü n’avait cessé de ressasser. Rien n’avait jamais réussi à lui faire penser à autre chose. Il cherchait à comprendre pourquoi ceux et celles qu’il aimait lui avaient été enlevés. Et ne trouvant pas de réponses satisfaisantes - aucune ne pouvait l’être - il laissa la haine le consumer. D’ordinaire si calme et mesuré, il jura sur Ma-Duk d’éliminer chacun des monstres insectoïdes qu’il croiserait, oubliant peu à peu la recherche de survivants et la quête que Grand-Mère Bä-Bä, mourante, lui avait confiée. Cette folie avait failli lui coûter la vie, alors qu’habitué à la placidité des récolteurs, il avait progressivement baissé sa garde. Car en réalité, tous les soldats ennemis n’avaient pas quitté la Jungle. Il fit cette découverte après avoir massacré plusieurs ouvriers affairés à découper l’écorce d’un grand dorao, ces arbres élancés à tronc lisse, dont les cimes formaient le gros de la canopée luxuriante de la région. Alors qu’il s’apprêtait à partir, il repéra au loin un groupe de créatures s’apparentant à celles de la première vague de l’invasion, mais possédant un abdomen plus fuselé, pareil à la queue d’un scorpion, et une carapace non pas brune, mais colorée de vert et de blanc. Enfin… ce furent plutôt les créatures en question qui le repérèrent. Ignorant totalement les troupeaux d’herbivores qui se trouvaient sur leur route, les monstres se ruèrent en direction de Pü, comme si elles le traquaient depuis un moment déjà. Si le premier réflexe du Zoraï fut de dégainer ses armes, la Voix le convainquit qu’il ne pourrait pas vaincre les six insectes géants en même temps. Ne pouvant pas rivaliser non plus avec leur vitesse de course, Pü n’eut d’autre choix que de grimper au sommet du dorao et de fuir dans la canopée. Et bien que les deux plus petits spécimens soient parvenus à le suivre, ils s’avérèrent bien moins agiles qu’un homin lorsqu’il s’agissait de sauter de branche en branche. Durant les semaines qui suivirent, Pü eut l’occasion de croiser à plusieurs reprises ces créatures, qu’il identifia comme les membres de patrouilles traquant exclusivement les homins qui auraient survécu à l’essaim. Un comportement qui témoignait à nouveau de l’intelligence collective de cette espèce insectoïde venue des profondeurs d’Atys…
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Cette idée incongrue n’était qu’une parmi d’autres. Elle était le produit délirant d’un esprit malade. Brisé. À jamais marqué par la douleur. Car depuis ce terrible jour, Pü n’avait cessé de ressasser. Rien n’avait jamais réussi à lui faire penser à autre chose. Il cherchait à comprendre pourquoi ceux et celles qu’il aimait lui avaient été enlevés. Et ne trouvant pas de réponses satisfaisantes - aucune ne pouvait l’être - il laissa la haine le consumer. D’ordinaire si calme et mesuré, il jura sur Ma-Duk d’éliminer chacun des monstres insectoïdes qu’il croiserait, oubliant peu à peu la recherche de survivants et la quête que Grand-Mère Bä-Bä, mourante, lui avait confiée. Cette folie avait failli lui coûter la vie, alors qu’habitué à la placidité des récolteurs, il avait progressivement baissé sa garde. Car en réalité, tous les soldats ennemis n’avaient pas quitté la Jungle. Il fit cette découverte après avoir massacré plusieurs ouvriers affairés à découper l’écorce d’un grand dorao, un de ces arbres élancés à tronc lisse, dont les cimes formaient le gros de la canopée luxuriante de la région. Alors qu’il s’apprêtait à partir, il repéra au loin un groupe de créatures s’apparentant à celles de la première vague de l’invasion, mais possédant un abdomen plus fuselé, pareil à la queue d’un scorpion, et une carapace non pas brune, mais colorée de vert et de blanc. Enfin… ce furent plutôt les créatures en question qui le repérèrent. Ignorant totalement les troupeaux d’herbivores qui se trouvaient sur leur route, les monstres se ruèrent en direction de Pü, comme si elles le traquaient depuis un moment déjà. Si le premier réflexe du Zoraï fut de dégainer ses armes, la Voix le convainquit qu’il ne pourrait pas vaincre les six insectes géants en même temps. Ne pouvant pas rivaliser non plus avec leur vitesse de course, Pü n’eut d’autre choix que de grimper au sommet du dorao et de fuir dans la canopée. Et bien que les deux plus petits spécimens soient parvenus à le suivre, ils s’avérèrent bien moins agiles qu’un homin lorsqu’il s’agissait de sauter de branche en branche. Durant les semaines qui suivirent, Pü eut l’occasion de croiser à plusieurs reprises ces créatures, qu’il identifia comme les membres de patrouilles traquant exclusivement les homins qui auraient survécu à l’essaim. Un comportement qui témoignait à nouveau de l’intelligence collective de cette espèce insectoïde venue des profondeurs d’Atys…
  
 
Brisant le flux de ses pensées, la voix intérieure résonna dans sa tête.
 
Brisant le flux de ses pensées, la voix intérieure résonna dans sa tête.
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À cette pensée, le rythme cardiaque du Zoraï accéléra et ses mains se mirent à trembler. Non pas à cause du froid, mais de la peur. Plutôt mourir que d’être seul. Tout. Tout sauf la solitude.
 
À cette pensée, le rythme cardiaque du Zoraï accéléra et ses mains se mirent à trembler. Non pas à cause du froid, mais de la peur. Plutôt mourir que d’être seul. Tout. Tout sauf la solitude.
  
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« Vous vous en rapprochez grandement, mon garçon. »
 
« Vous vous en rapprochez grandement, mon garçon. »
  
Perché sur la cime d’un grand dorao, Pü devinait au loin la cité de Zoran, construite entre les rives du gigantesque Lac des Temples et le delta du Ti-aïn, sa rivière affluente. Suivant des yeux le cours d’eau, qui serpentait depuis le nord-ouest de la Jungle, le regard du Zoraï se porta sur la Grande Montagne. La colossale structure racinaire brisait la ligne d’horizon par sa démesure et projetait son ombre protectrice sur la partie occidentale du pays. Source du Ti-aïn, elle était aussi et surtout le seul départ connu de la Canopée, large de plusieurs centaines de kilomètres et s’étendant en hauteur jusqu’à se fondre dans le réseau de racines célestes. Levant le masque vers le ciel pour suivre le parcours des ramifications aériennes, Pü fût soudainement ébloui par la lumière astrale de Jena que la dérive d'un nuage venait de libérer. Il secoua la tête et porta une dernière fois son regard sur la Cité-Temple. Il était temps de partir.
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Perché sur la cime d’un grand dorao, Pü devinait au loin la cité de Zoran, construite entre les rives du gigantesque Lac aux Temples et le delta du Ti-aïn, sa rivière affluente. Suivant des yeux le cours d’eau, qui serpentait depuis le nord-ouest, le regard du Zoraï se porta sur la Grande Montagne. La colossale structure racinaire brisait la ligne d’horizon par sa démesure et projetait son ombre protectrice sur la partie occidentale du pays, que l’on nommait Jungle Enténébrée. Source du Ti-aïn, elle était aussi et surtout le seul départ connu de la Canopée, large de plusieurs centaines de kilomètres et s’étendant en hauteur jusqu’à se fondre dans le réseau de racines célestes. Levant le masque vers le ciel pour suivre le parcours des ramifications aériennes, Pü fût soudainement ébloui par la lumière astrale de Jena que la dérive d'un nuage venait de libérer. Il secoua la tête et porta une dernière fois son regard sur la Cité-Temple. Il était temps de partir.
  
L’homin fuit le jour nu en se laissant chuter de quelques mètres et atterrit sur la branche où il avait déposé ses armes et son sac en toile. Ce dernier contenait principalement les reliques dont avant de mourir Grand-Mère Bä-Bä lui avait enjoint de se charger : le cube d’ambre renfermant les secrets du Culte Noir, le jeu de dés orangés qu’elle utilisait pour catalyser son pouvoir, communiquer avec les Kamis et prédire l'avenir de la tribu, sa dague cérémonielle et le nécessaire à tatouage. À ce jour, Pü ne savait toujours pas ce qu’il devait faire de ces reliques, notamment des dés, qu’il avait essayé de faire fonctionner ces dernières semaines, en vain. Il cherchait désespérément des réponses, et de jour en jour, le silence des Kamis se faisait de plus en plus cruel… Après avoir ramassé ses affaires, le Zoraï s’élança finalement vers le nord, sautant de branche en branche au travers de l’épais feuillage enneigé.
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L’homin fuit le jour nu en se laissant chuter de quelques mètres et atterrit sur la branche où il avait déposé ses armes et son sac en toile. Dans ce dernier il conservait, entre autres, les reliques que Grand-Mère Bä-Bä lui avait confiées avant de mourir : le cube d’ambre renfermant les secrets du Culte Noir, le jeu de dés orangés qu’elle utilisait pour catalyser son pouvoir, communiquer avec les Kamis et prédire l'avenir de la tribu, sa dague cérémonielle et le nécessaire à tatouage. À ce jour, Pü ne savait toujours pas ce qu’il devait faire de ces reliques, notamment des dés, qu’il avait essayé de faire fonctionner ces dernières semaines, en vain. Il cherchait désespérément des réponses, et de jour en jour, le silence des Kamis se faisait de plus en plus cruel… Après avoir ramassé ses affaires, le Zoraï s’élança finalement vers le nord, sautant de branche en branche au travers de l’épais feuillage enneigé.
  
Deux heures et vingt kilomètres plus tard, Pü était juché sur la cime d’un nouveau grand dorao, donnant cette fois-ci directement sur la capitale du peuple Zoraï. La Cité-Temple avait été construite presque trois siècles auparavant à l’intérieur d’un immense nœud de l’Écorce, à l’allure de cratère, comme il en existait beaucoup dans cette région labyrinthique de la Jungle. Les flancs circulaires du nœud s’élevaient abruptement jusqu’à une hauteur d’environ deux cents mètres et étaient surplombés d’une large muraille. Jusqu’alors, aucune force homine n’avait réussi à pénétrer la cité. En 2328, alors que la Guerre de l’Aqueduc battait son plein, les troupes de l’Empire Fyros arrivèrent aux portes de Zoran en voulant contourner le front sud des Matis, et, l'Empereur Krythos étant persuadé que la Théocratie était alliée au Royaume de Matia, elles tentèrent de forcer son enceinte. Incapable d’y parvenir, l’armée fyrosse se résolut à assiéger et à pilonner la capitale à l’aide de sa puissante artillerie, avant de repartir quelques jours plus tard vers le nord, là où se trouvait son objectif principal. En observant de loin l’état délabré de l’enceinte, Pü sut tout de suite que Zoran n’avait pas échappé au cataclysme. Si la cité avait de tout temps su repousser les envahisseurs homins, elle n’avait rien pu faire face aux ignobles insectes venus des profondeurs d’Atys… Examinant plus en détail les portes closes et la grosse brèche par laquelle il comptait s’infiltrer, Pü remarqua que certains dégâts structurels semblaient avoir été causés par des déflagrations, comme si l’armée de la Théocratie avait usé de puissants explosifs contre les envahisseurs, sans égard pour les infrastructures de la cité. Sauf si, bien sûr, cela était l'œuvre d’un type de créatures que Pü n’avait pas encore rencontré. Finalement, après avoir scruté les alentours une dernière fois, et vérifié qu’aucun monstre ne patrouillait dans le périmètre, le Zoraï descendit de son perchoir et escalada le flanc du nœud en direction de l’entrée de fortune qu’il avait repérée. Dans le cas où la cité serait encore habitée, emprunter l’un des douze escaliers permettant d’accéder à ses portes aurait bien trop attiré l’attention.
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Deux heures et vingt kilomètres plus tard, Pü était juché sur la cime d’un nouveau grand dorao, donnant cette fois-ci directement sur la capitale du peuple Zoraï. La Cité-Temple avait été construite presque trois siècles auparavant à l’intérieur d’un immense nœud de l’Écorce, à l’allure de cratère, comme il en existait beaucoup dans cette région labyrinthique de la Jungle. Les flancs circulaires du nœud s’élevaient abruptement jusqu’à une hauteur d’environ deux cents mètres et étaient surplombés d’une large muraille. Jusqu’alors, aucune force homine n’avait réussi à pénétrer la cité. En 2328, alors que la Guerre de l’Aqueduc battait son plein, les troupes de l’Empire Fyros arrivèrent aux portes de Zoran en voulant contourner le front sud des Matis, et, l'Empereur Krythos étant persuadé que la Théocratie était alliée au Royaume de Matia, elles tentèrent de forcer son enceinte. Incapable d’y parvenir, et harcelée par les Forces zoraïs d’autodéfense, l’Armée Impériale se résolut à assiéger et à pilonner la capitale à l’aide de sa puissante artillerie, avant de repartir quelques jours plus tard vers le nord, là où se trouvait son objectif principal. En observant de loin l’état délabré de l’enceinte, Pü sut tout de suite que Zoran n’avait pas échappé au cataclysme. Si la cité avait de tout temps su repousser les envahisseurs homins, elle n’avait rien pu faire face aux ignobles insectes venus des profondeurs d’Atys… Examinant plus en détail les portes closes et la grosse brèche par laquelle il comptait s’infiltrer, Pü remarqua que certains dégâts structurels semblaient avoir été causés par des déflagrations, comme si les Forces zoraïs d’autodéfense avaient usé de puissants explosifs contre les envahisseurs, sans égard pour les infrastructures de la cité. Sauf si, bien sûr, cela était l'œuvre d’un type de créatures que Pü n’avait pas encore rencontré. Finalement, après avoir scruté les alentours une dernière fois, et vérifié qu’aucun monstre ne patrouillait dans le périmètre, le Zoraï descendit de son perchoir et escalada le flanc du nœud en direction de l’entrée de fortune qu’il avait repérée. Dans le cas où la cité serait encore habitée, emprunter l’un des douze escaliers permettant d’accéder à ses portes aurait bien trop attiré l’attention.
  
Arrivé aux pieds de la muraille, Pü trouva confirmation de la nature explosive de l’attaque ayant causé l’écroulement de cette partie de l’enceinte. Le sol était noirci et creusé sur une dizaine de mètres, et l’épaisse portion de mur avait tout bonnement été réduite en poussière. En revanche, il doutait désormais que des armes de la Théocratie aient été à l’origine des dégâts causés. Pour ce qu'il en savait, l’armée régulière ne possédait pas une telle puissance de feu. Les relations entre la Théocratie et la tribu de Pü étant extrêmement tendues, celle-ci suivait de près l'évolution des armements de celle-là. Au cas où. Et jamais ses espions n’avaient révélé l’existence de telles armes. S’engouffrant dans la brèche, Pü se remémora la seule fois où il s’était rendu à Zoran, accompagnant sa mère à un congrès organisé par le Conseil des Sages et réunissant toutes les tribus kamistes du pays. À l’époque, les ruelles de la cité grouillaient de passants, parmi lesquels certains avaient copieusement insulté les émissaires de la « Souche Maudite » – dont ils méprisaient les masques tatoués - alors que la garde escortait ces derniers jusqu’au point de rendez-vous. Mais dorénavant, s’il le voulait, Pü pouvait aller où bon lui semblait. Plus aucun garde ou passant ne pourrait l’en empêcher. Car face à lui, c’était une Zoran en ruines qui s'étendait. Une Zoran qui sentait la mort.
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Arrivé aux pieds de la muraille, Pü trouva confirmation de la nature explosive de l’attaque ayant causé l’écroulement de cette partie de l’enceinte. Le sol était noirci et creusé sur une dizaine de mètres, et l’épaisse portion de mur avait tout bonnement été réduite en poussière. En revanche, il doutait désormais que des armes de la Théocratie aient été à l’origine des dégâts causés. Pour ce qu'il en savait, les Forces zoraïs d’autodéfense ne possédaient pas une telle puissance de feu. Les relations entre la Théocratie et la tribu de Pü étant extrêmement tendues, celle-ci suivait de près l'évolution des armements de celle-là. Au cas où. Et jamais ses espions n’avaient révélé l’existence de telles armes. S’engouffrant dans la brèche, Pü se remémora la seule fois où il s’était rendu à Zoran, accompagnant sa mère à un congrès organisé par le Conseil des Sages et réunissant toutes les tribus kamistes du pays. À l’époque, les ruelles de la cité grouillaient de passants, parmi lesquels certains avaient copieusement insulté les émissaires de la « Souche Maudite » – dont ils méprisaient les masques tatoués - alors que la garde escortait ces derniers jusqu’au point de rendez-vous. Mais dorénavant, s’il le voulait, Pü pouvait aller où bon lui semblait. Plus aucun garde ou passant ne pourrait l’en empêcher. Car face à lui, c’était une Zoran en ruines qui s'étendait. Une Zoran qui sentait la mort.
  
Dominant la cité circulaire, Pü contempla quelques secondes les habitations détruites, construites sur les flancs intérieurs du nœud, puis dirigea son regard vers le Zo’laï-gong, le temple kamiste le plus imposant du pays, trônant fièrement au fond de la vallée et faisant la fierté de ses habitants. Le Zo’laï-gong était une pyramide à base carrée abritant un dédale composé de salles de prières, dans lesquelles les bonzes et les Sages recevaient leurs fidèles, formaient leurs disciples et tentaient d’invoquer des Kamis, mais accueillant aussi les principaux bureaux de l'administration centrale ainsi que les appartements privés du Grand Sage Min-Cho et de ses conseillers. Le sommet de la pyramide, plat, formait la Grand-Place, là où les Sages se réunissaient pour discuter avec le peuple et où étaient organisées les rencontres importantes. C’était d’ailleurs ici même que s’était tenu le congrès tribal auquel la mère de Pü avait été invitée en tant que représentante de sa tribu, et auquel avait participé. En résumé, le Zo’laï-gong était le premier lieu de culte du kamisme, mais aussi le siège du pouvoir central et celui des principales institutions du pays.
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Dominant la cité circulaire, Pü contempla quelques secondes les habitations détruites, construites sur les flancs intérieurs du nœud, puis dirigea son regard vers le Zo’laï-gong, le temple kamiste le plus imposant du pays, trônant fièrement au fond de la vallée et faisant la fierté de ses habitants. Le Zo’laï-gong était une pyramide à base carrée abritant un dédale composé de salles de prières, dans lesquelles les bonzes et les Sages recevaient leurs fidèles, formaient leurs disciples et tentaient d’invoquer des Kamis, mais accueillant aussi les principaux bureaux de l'administration centrale ainsi que les appartements privés du Grand Sage Min-Cho et de ses conseillers. Le sommet de la pyramide, plat, formait la Grand-Place, là où les Sages se réunissaient pour discuter avec le peuple et où étaient organisées les rencontres importantes. C’était d’ailleurs ici même que s’était tenu le congrès tribal auquel la mère de Pü avait été invitée en tant que représentante de sa tribu, et auquel avait participé. En résumé, le Zo’laï-gong était le premier lieu de culte du kamisme, mais aussi le siège du pouvoir central et celui des principales institutions du pays.
  
 
Pour honorer les Kamis et affirmer la grandeur de la civilisation zoraï, la Théocratie avait entrepris deux siècles auparavant la construction d'un gigantesque ouvrage architectural surplombant le Zo’laï-gong, achevé cinquante années plus tard : une pyramide inversée flottant à une vingtaine de mètres au-dessus de la Grand-Place et sur laquelle était posée une pyramide d'ambre de taille plus réduite. Ce monument, plus imposant encore que le temple qu’il couronnait, reposait sur des ambres aux propriétés électrostatiques, permettant à l’immense structure de léviter. En cela, il mettait en œuvre le savoir que la Karavan avait transmis aux Zoraïs par le passé. Pour cela, il était abhorré par la tribu de Pü, qui avait de tout temps rêvé à sa démolition. D’autant qu’il n’était pas simplement décoratif. En effet, le monument était aussi traversé d’un large puits de lumière qui prenait sa source dans la pyramide supérieure, conçue de sorte à amplifier la lumière astrale, et s’enfonçait dans les profondeurs obscures du temple grâce à un jeu complexe de miroirs. De ce fait, selon la tribu de Pü, cet édifice honorait également Jena, la Déesse de l’Astre du Jour. La déesse usurpatrice venue du ciel, étrangère à Atys, que la Théocratie Zoraï vénérait à tort comme étant le Kami Suprême.
 
Pour honorer les Kamis et affirmer la grandeur de la civilisation zoraï, la Théocratie avait entrepris deux siècles auparavant la construction d'un gigantesque ouvrage architectural surplombant le Zo’laï-gong, achevé cinquante années plus tard : une pyramide inversée flottant à une vingtaine de mètres au-dessus de la Grand-Place et sur laquelle était posée une pyramide d'ambre de taille plus réduite. Ce monument, plus imposant encore que le temple qu’il couronnait, reposait sur des ambres aux propriétés électrostatiques, permettant à l’immense structure de léviter. En cela, il mettait en œuvre le savoir que la Karavan avait transmis aux Zoraïs par le passé. Pour cela, il était abhorré par la tribu de Pü, qui avait de tout temps rêvé à sa démolition. D’autant qu’il n’était pas simplement décoratif. En effet, le monument était aussi traversé d’un large puits de lumière qui prenait sa source dans la pyramide supérieure, conçue de sorte à amplifier la lumière astrale, et s’enfonçait dans les profondeurs obscures du temple grâce à un jeu complexe de miroirs. De ce fait, selon la tribu de Pü, cet édifice honorait également Jena, la Déesse de l’Astre du Jour. La déesse usurpatrice venue du ciel, étrangère à Atys, que la Théocratie Zoraï vénérait à tort comme étant le Kami Suprême.
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Ainsi, quel ne fut pas le sentiment de joie qui traversa Pü lorsque, posant ses yeux sur le Zo’laï-gong, il découvrit l’état dans lequel le temple se trouvait. La pyramide était partiellement brisée, et le monument flottant, auparavant si majestueux, n’était plus. En lieu et place, un immense nuage de débris, constitué de blocs plus ou moins gros, dont certains avaient perdu leur propriété de lévitation et s’étaient écrasés lourdement sur le temple. Pü ne savait pas par quel miracle les créatures insectoïdes avaient réussi à démolir l’édifice hérétique, et alors que son esprit endoctriné s’apprêtait à les remercier en pensées, il se rappela douloureusement du sort qu’elles avaient réservé à sa tribu. Si l’essaim de monstres avait envahit tout Atys, alors chaque homin s’en était trouvé affecté, par sa propre mort ou celle d’un proche. Ami comme ennemi. Dans de telles circonstances, se réjouir du malheur de ses adversaires avait-il encore un sens ?
 
Ainsi, quel ne fut pas le sentiment de joie qui traversa Pü lorsque, posant ses yeux sur le Zo’laï-gong, il découvrit l’état dans lequel le temple se trouvait. La pyramide était partiellement brisée, et le monument flottant, auparavant si majestueux, n’était plus. En lieu et place, un immense nuage de débris, constitué de blocs plus ou moins gros, dont certains avaient perdu leur propriété de lévitation et s’étaient écrasés lourdement sur le temple. Pü ne savait pas par quel miracle les créatures insectoïdes avaient réussi à démolir l’édifice hérétique, et alors que son esprit endoctriné s’apprêtait à les remercier en pensées, il se rappela douloureusement du sort qu’elles avaient réservé à sa tribu. Si l’essaim de monstres avait envahit tout Atys, alors chaque homin s’en était trouvé affecté, par sa propre mort ou celle d’un proche. Ami comme ennemi. Dans de telles circonstances, se réjouir du malheur de ses adversaires avait-il encore un sens ?
  
Dominant toujours la cité, Pü observa de longues secondes le nuage de débris, pensif, puis porta son regard sur la Grand-Place. Et alors qu’il fixait le sommet de la pyramide, quelque chose attira subitement son attention. Au vu de la distance qui le séparait du temple, il n’était pas en mesure de distinguer ce qui se trouvait en cet instant sur la Grand’Place. Il avait beau plisser les yeux sous son masque, rien n’y faisait. Pourtant, un étrange sentiment avait jailli en lui, et gagnait désormais en intensité. Ce qui avait attiré son attention n’était pas d’ordre visuel, mais d’ordre psychique. D’ordre spirituel. Quelque chose l’attendait au sommet du Zo’laï-gong. Quelque chose l’appelait. Ou plutôt quelqu’un. Oui, quelqu’un. Il en était certain. Quelqu’un de cher à son cœur. Mais qui ? Tous ceux qui comptaient pour lui avaient disparu. La Voix essaya de lui dire quelque chose, mais, pris dans une sorte de transe hypnotique, Pü l’entendit à peine. Oubliant toute prudence, il dévala alors les ruelles de la cité, à toute vitesse, avalant les kilomètres sans même regarder ce qui l’entourait. Arrivé aux pieds du Zo’laï-gong, il s’élança aussitôt à l’assaut de l’escalier qui lui faisait face et gravit les marches deux à deux. Comme à plusieurs reprises durant sa course effrénée, la Voix essaya de l’interpeller, en vain.
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Dominant toujours la cité, Pü observa de longues secondes le nuage de débris, pensif, puis porta son regard sur la Grand-Place. Et alors qu’il fixait le sommet de la pyramide, quelque chose attira subitement son attention. Au vu de la distance qui le séparait du temple, il n’était pas en mesure de distinguer ce qui se trouvait en cet instant sur la Grand-Place. Il avait beau plisser les yeux sous son masque, rien n’y faisait. Pourtant, un étrange sentiment avait jailli en lui, et gagnait désormais en intensité. Ce qui avait attiré son attention n’était pas d’ordre visuel, mais d’ordre psychique. D’ordre spirituel. Quelque chose l’attendait au sommet du Zo’laï-gong. Quelque chose l’appelait. Ou plutôt quelqu’un. Oui, quelqu’un. Il en était certain. Quelqu’un de cher à son cœur. Mais qui ? Tous ceux qui comptaient pour lui avaient disparu. La Voix essaya de lui dire quelque chose, mais, pris dans une sorte de transe hypnotique, Pü l’entendit à peine. Oubliant toute prudence, il dévala alors les ruelles de la cité, à toute vitesse, avalant les kilomètres sans même regarder ce qui l’entourait. Arrivé aux pieds du Zo’laï-gong, il s’élança aussitôt à l’assaut de l’escalier qui lui faisait face et gravit les marches deux à deux. Comme à plusieurs reprises durant sa course effrénée, la Voix essaya de l’interpeller, en vain.
  
 
C’est finalement à bout de souffle que Pü arriva au sommet de la pyramide. Obnubilé par son objectif, il avait mal géré son endurance et mal tiré parti de la Sève qui l’irriguait. Penché en avant, les mains appuyées sur ses cuisses douloureuses, le Zoraï observait le centre du Taki-hay en haletant. Il observait le dos de celui qu’il était venu chercher. Le premier homin vivant qu’il voyait depuis plusieurs semaines… Au vu de la couleur acajou de ses cheveux, il s’agissait certainement d’un Fyros. Mais était-ce celui que Grand-Mère Bä-Bä lui avait demandé de trouver ? Le cœur de Pü s’emballa, et au même moment, une main lui saisit la nuque et la lame d’une dague glissa contre sa gorge.
 
C’est finalement à bout de souffle que Pü arriva au sommet de la pyramide. Obnubilé par son objectif, il avait mal géré son endurance et mal tiré parti de la Sève qui l’irriguait. Penché en avant, les mains appuyées sur ses cuisses douloureuses, le Zoraï observait le centre du Taki-hay en haletant. Il observait le dos de celui qu’il était venu chercher. Le premier homin vivant qu’il voyait depuis plusieurs semaines… Au vu de la couleur acajou de ses cheveux, il s’agissait certainement d’un Fyros. Mais était-ce celui que Grand-Mère Bä-Bä lui avait demandé de trouver ? Le cœur de Pü s’emballa, et au même moment, une main lui saisit la nuque et la lame d’une dague glissa contre sa gorge.
Строка 77: Строка 85:
 
« Est-ce réellement indispensable, mon garçon ? Sondez votre cœur, vous ne le voulez pas. »
 
« Est-ce réellement indispensable, mon garçon ? Sondez votre cœur, vous ne le voulez pas. »
  
Comme à son habitude, la Voix avait visé juste. Son père et son frère n’étaient plus. Sa mère et Grand-Mère Bä-Bä n’étaient plus. Sa tribu n’était plus. Mener la Guerre Sacrée avait-il encore un sens ? Durant les semaines écoulées, la question l’avait souvent hanté. Sur son lit de mort, Grand-Mère Bä-Bä lui avait enjoint de mener la Guerre Sacrée, « à sa manière ». Que cela signifiait-il ? Pü se perdit quelques instants dans les yeux terrifiés de l’Antékami, comme pour y chercher une réponse. Et s’il n’en trouva aucune, il sut en revanche ce qu’il ne souhaitait pas en cet instant : donner à nouveau la mort à un homin. Ses derniers meurtres, qui dataient de l’époque de son exil dans le Royaume de Matia, le hantaient encore. Alors, Pü approcha son masque du sien.
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Comme à son habitude, la Voix avait visé juste. Son père et son frère n’étaient plus. Sa mère et Grand-Mère Bä-Bä n’étaient plus. Sa tribu n’était plus. Mener la Guerre Sacrée avait-il encore un sens ? Durant les semaines écoulées, la question l’avait souvent hanté. Sur son lit de mort, Grand-Mère Bä-Bä lui avait enjoint de mener la Guerre Sacrée « à sa manière ». Que cela signifiait-il ? Pü se perdit quelques instants dans les yeux terrifiés de l’Antékami, comme pour y chercher une réponse. Et s’il n’en trouva aucune, il sut en revanche ce qu’il ne souhaitait pas en cet instant : donner à nouveau la mort à un homin. Ses derniers meurtres, qui dataient de l’époque de son exil dans le Royaume de Matia, le hantaient encore. Alors, Pü approcha son masque du sien.
  
« Zoran est tombée, murmura-t-il. Min-Cho et son troupeau de Sages sont certainement enterrés sous les décombres du Zo’laï-gong. La Théocratie n’est plus, ton combat est donc terminé. Et si les Kamis t’ont permis d’échapper à la mort, c’est uniquement pour que tu puisses passer le reste de ta vie à faire acte de pénitence. Je respecterai leur choix, et pour cette raison, je ne te tuerai pas. »
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« Zoran est tombée, murmura-t-il. Min-Cho et son troupeau de Sages sont certainement enfouis sous les décombres du Zo’laï-gong. La Théocratie n’est plus, ton combat est donc terminé. Et si les Kamis t’ont permis d’échapper à la mort, c’est uniquement pour que tu puisses passer le reste de ta vie à faire acte de pénitence. Je respecterai leur choix, et pour cette raison, je ne te tuerai pas. »
  
 
D’un geste puissant, Pü projeta l’Antékami en arrière, lequel s’écroula piteusement dans l’escalier qui menait au sommet de la pyramide.
 
D’un geste puissant, Pü projeta l’Antékami en arrière, lequel s’écroula piteusement dans l’escalier qui menait au sommet de la pyramide.
Строка 107: Строка 115:
 
— Non, aucun autre ! Ni vivants ni morts ! On en a discuté entre nous, et on dirait que seule la Karavan est intervenue pour aider les habitants. Pitié ! On l'a simplement monté ici pour rigoler !
 
— Non, aucun autre ! Ni vivants ni morts ! On en a discuté entre nous, et on dirait que seule la Karavan est intervenue pour aider les habitants. Pitié ! On l'a simplement monté ici pour rigoler !
  
— Pour “rigoler“ ? Je vais le libérer, et nous verrons bien si tu as menti. Si c’est le cas, toi et tes camarades en payerez le prix. »
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— Pour "''rigoler''" ? Je vais le libérer, et nous verrons bien si tu as menti. Si c’est le cas, toi et tes camarades en payerez le prix. »
  
 
Pour toute réponse, le Fyros gémit et chancela en direction de l’escalier où l’Antékami avait chuté. Pü attendit de le voir disparaître avant de reposer son regard sur la lance. Deux sentiments de colère l’habitaient. La colère de voir la façon dont ces barbares avaient traité le Kami, et la colère de savoir que les Kamis n’aient pas daigné sauver ses proches.
 
Pour toute réponse, le Fyros gémit et chancela en direction de l’escalier où l’Antékami avait chuté. Pü attendit de le voir disparaître avant de reposer son regard sur la lance. Deux sentiments de colère l’habitaient. La colère de voir la façon dont ces barbares avaient traité le Kami, et la colère de savoir que les Kamis n’aient pas daigné sauver ses proches.
Строка 135: Строка 143:
 
« Qui es-tu ? »
 
« Qui es-tu ? »
  
L’Antékami rigola, leva les bras puis tourna sur lui-même. Sa massue semblait ne rien peser.


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L’Antékami rigola, leva les bras puis tourna sur lui-même. Sa massue semblait ne rien peser.
  
 
« Je suis qui, les gars ? »
 
« Je suis qui, les gars ? »
Строка 173: Строка 181:
 
« À son regard, j’ai compris qu’il était terrifié. Et j’ai vite compris pourquoi. En fait, il n'a pas fait long feu. Il s’est mis à suffoquer, comme s’il n’était pas capable de respirer. Ou plutôt comme si l’air qu’il respirait était du poison. Car rapidement, il s’est mis à tousser du sang. Puis le blanc de ses yeux est devenu rouge et la peau de son visage s’est mise à pourrir. À noircir. Je dirai que ça à duré même pas une minute. Juste avant de crever, des poils avaient poussé au travers de sa peau nécrosée, et j’ai même eu l’impression que son crâne était en train de se déformer. Puis… »
 
« À son regard, j’ai compris qu’il était terrifié. Et j’ai vite compris pourquoi. En fait, il n'a pas fait long feu. Il s’est mis à suffoquer, comme s’il n’était pas capable de respirer. Ou plutôt comme si l’air qu’il respirait était du poison. Car rapidement, il s’est mis à tousser du sang. Puis le blanc de ses yeux est devenu rouge et la peau de son visage s’est mise à pourrir. À noircir. Je dirai que ça à duré même pas une minute. Juste avant de crever, des poils avaient poussé au travers de sa peau nécrosée, et j’ai même eu l’impression que son crâne était en train de se déformer. Puis… »
  
Et sans prévenir, Zunak envoya la tête de sa massue en direction du masque de Pü. Préparé, ce dernier fléchit les genoux et esquiva l’attaque sans soucis. Il prit ensuite appui sur sa rondache pour libérer sa jambe gauche et balayer les jambes de l’Antékami. Alors que celui-ci s’écroulait lourdement sur le sol, Pü s’était déjà relevé, prêt à accueillir ses nombreux adversaires, d’ores et déjà en train de se ruer sur lui en hurlant. Même s’il le redoutait, pour protéger le Kami, il était prêt à tuer.
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Et sans prévenir, Zunak envoya la tête de sa massue en direction du masque de Pü. Préparé, ce dernier fléchit les genoux et esquiva sans peine l’attaque. Il prit ensuite appui sur sa rondache pour libérer sa jambe gauche et balayer les jambes de l’Antékami. Alors que celui-ci s’écroulait lourdement sur le sol, Pü s’était déjà relevé, prêt à accueillir ses nombreux adversaires, d’ores et déjà en train de se ruer sur lui en hurlant. Même s’il le redoutait, pour protéger le Kami, il était prêt à tuer.
  
 
« Mon garçon, en dépit de vos compétences, il vous est impossible, en votre seule personne, de triompher d'une cinquantaine d'individus armés. Vous devez vous résoudre à prendre la fuite. Vous n'avez guère d’alternative ! »
 
« Mon garçon, en dépit de vos compétences, il vous est impossible, en votre seule personne, de triompher d'une cinquantaine d'individus armés. Vous devez vous résoudre à prendre la fuite. Vous n'avez guère d’alternative ! »
Строка 183: Строка 191:
 
« Mon garçon, vous devez toucher le Kami ! Il vous le demande ! Ne l’entendez-vous pas ? »
 
« Mon garçon, vous devez toucher le Kami ! Il vous le demande ! Ne l’entendez-vous pas ? »
  
Le toucher ? L’entendre ? Bien que n’étant pas certain de comprendre ce que la Voix voulait lui dire, Pü lui obéit. Il attrapa son épée, s’appuya sur elle pour se relever et enjamba le Fyros, dont les hurlements de douleur s’étaient mués en cris d’agonie. Si la plupart des homins avaient fui la Grand-Place, certains étaient encore présents, dont le jeune Antékami qu’il avait sermonné. Il était aux prises avec un tentacule essayant de l’étrangler. Dépourvu de peur, Pü tendit lentement sa main vers la monstrueuse créature, sans cesser jamais de fixer l’Antékami. Lui était transi de peur. Finalement, il aurait dû le tuer. Sa mort aurait été plus douce. Aussi douce que la fourrure noire du Kami, dont il venait de saisir les poils. Aussi douce et chaude que la vague de Sève qui venait de le traverser. Sur le moment, Pü crut que le Kami était en train de guérir ses blessures. Puis des lignes ambrées étincelantes se superposèrent au masque de l’Antékami. Puis à son corps. Puis à tout ce sur quoi Pü porta son regard. Le Kami, particulièrement, avait troqué sa fourrure noire contre un éblouissant habit de lumière. Confus, le Zoraï le fixa quelques secondes, puis leva la tête. Dans le ciel d’Atys, les racines de la Canopée s’étaient transformées en artères flamboyantes et battantes. Pü les suivit du regard jusqu’à trouver la Grande Montagne, elle aussi gorgée de lumière, et dont la base venait se perdre dans la mer étincelante qu’était devenue la jungle. C’est en baissant le masque qu’il comprit que l’altération touchait avant tout la matière vivante. La Cité de Zoran, et notamment ses bâtiments, rayonnait bien moins que les arbres qui bordaient sa large muraille. Le phénomène s’accentua alors que les éléments les moins brillants de son champ visuel s’effaçaient, profitant aux branches les plus incandescentes du réseau lumineux qu’il distinguait désormais parfaitement. La vision hallucinée s’amplifia lorsque Pü regarda ses pieds. Se rendant compte qu’il était dorénavant capable de voir au travers de la matière, il fut pris d’un terrible vertige et manqua de chuter. Debout sur le vide, il observait de nouvelles artères flamboyantes et battantes, semblables à celles de Canopée, situées cette fois-ci dans les profondeurs d’Atys. Toutes semblaient irriguer la Jungle de leur chaleur. Et toutes semblaient prendre source au même endroit. Un lieu situé au centre de tout, à plusieurs milliers de kilomètres de là. Un globe palpitant, composé de lumière, plus éblouissant encore que l’astre maudit de Jena. Le cœur étincelant du monde. Ma-Duk. Émerveillé, Pü fixa l’étoile abyssale. Elle lui brûlait les rétines. Puis, un chant liturgique s’éleva. Il était temps pour lui de partir. Temps pour lui de le rejoindre. Alors, Pü bascula en avant et s’enfonça dans le Zo’laï-gong, comme si son corps avait perdu toute consistance. C’est en tout cas l’impression qu’il eut avant de perdre conscience.
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Le toucher ? L’entendre ? Bien que n’étant pas certain de comprendre ce que la Voix voulait lui dire, Pü lui obéit. Il attrapa son épée, s’appuya sur elle pour se relever et enjamba le Fyros, dont les hurlements de douleur s’étaient mués en cris d’agonie. Si la plupart des homins avaient fui la Grand-Place, certains étaient encore présents, dont le jeune Antékami qu’il avait sermonné. Il était aux prises avec un tentacule essayant de l’étrangler. Dépourvu de peur, Pü tendit lentement sa main vers la monstrueuse créature, sans cesser jamais de fixer l’Antékami. Lui était transi de peur. Finalement, il aurait dû le tuer. Sa mort aurait été plus douce. Aussi douce que la fourrure noire du Kami, dont il venait de saisir les poils. Aussi douce et chaude que la vague de Sève qui venait de le traverser. Sur le moment, Pü crut que le Kami était en train de guérir ses blessures. Puis des lignes ambrées étincelantes se superposèrent au masque de l’Antékami. Puis à son corps. Puis à tout ce sur quoi Pü porta son regard. Le Kami, particulièrement, avait troqué sa fourrure noire contre un éblouissant habit de lumière. Confus, le Zoraï le fixa quelques secondes, puis leva la tête. Dans le ciel d’Atys, les racines de la Canopée s’étaient transformées en artères flamboyantes et battantes. Pü les suivit du regard jusqu’à trouver la Grande Montagne, elle aussi gorgée de lumière, et dont la base venait se perdre dans la mer étincelante qu’était devenue la jungle. C’est en baissant le masque qu’il comprit que l’altération touchait avant tout la matière vivante. La Cité de Zoran, et notamment ses bâtiments, rayonnait bien moins que les arbres qui bordaient sa large muraille. Le phénomène s’accentua alors que les éléments les moins brillants de son champ visuel s’effaçaient, profitant aux branches les plus incandescentes du réseau lumineux qu’il distinguait désormais parfaitement. La vision hallucinée s’amplifia lorsque Pü regarda ses pieds. Se rendant compte qu’il était dorénavant capable de voir au travers de la matière, il fut pris d’un terrible vertige et manqua de chuter. Debout sur le vide, il observait de nouvelles artères flamboyantes et battantes, semblables à celles de la Canopée, situées cette fois-ci dans les profondeurs d’Atys. Toutes semblaient irriguer la Jungle de leur chaleur. Et toutes semblaient prendre source au même endroit. Un lieu situé au centre de tout, à plusieurs milliers de kilomètres de là. Un globe palpitant, composé de lumière, plus éblouissant encore que l’astre maudit de Jena. Le cœur étincelant du monde. Ma-Duk. Émerveillé, Pü fixa l’étoile abyssale. Elle lui brûlait les rétines. Puis, un chant liturgique s’éleva. Il était temps pour lui de partir. Temps pour lui de le rejoindre. Alors, Pü bascula en avant et s’enfonça dans le Zo’laï-gong, comme si son corps avait perdu toute consistance. C’est en tout cas l’impression qu’il eut avant de perdre conscience.
II - L’interprète
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An 2481 de Jena
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La première chose que Pü vit lorsqu’il reprit connaissance fut la grosse tête d’une sentinelle Kami. Un couple d’oiseaux multicolores était juché sur celle-ci. S’il n’avait jusqu’alors jamais rencontré de tels Kamis, sa mère - bonne dessinatrice de son vivant - utilisait un cahier pour illustrer ses enseignements. Pü n’avait oublié aucun de ces cours, et se souvenait des quatre types de sentinelles qui avaient jusqu’alors été répertoriés. Bien que très différentes les unes des autres, elles avaient pour point commun une taille impressionnante, surtout comparée à celle des Kamis les plus communs. La sentinelle qui était actuellement penchée au-dessus de Pü mesurait trois mètres de haut et était de celles qui protégeaient les jungles d’Atys. Comme le Kami Noir, sa face était pourvue de deux yeux blancs et vides. En revanche, à sa différence, le pelage qui la recouvrait n’était pas d’un noir profond, mais présentait une teinte crémeuse. Si bouche elle possédait, celle-ci était masquée par l’épaisse pilosité, qui formait en cet endroit une énorme moustache à laquelle un homin aurait pu se percher. Deux paires de longs poils noirs, situées de part et d’autre de sa tête, lui donnaient finalement un air amusant. Un air qui tranchait avec le physique redoutable de la créature. Car ces Kamis possédaient deux larges épaules auxquelles étaient fixés deux gigantesques bras, ainsi qu’une poitrine et un abdomen particulièrement musculeux, mis en avant par l’absence de pelage en cet endroit. Essentiellement quadrupèdes, ils se déplaçaient au sol en prenant appui sur la plante de leurs pieds et sur les phalanges de leurs mains repliées. On racontait qu’ils pouvaient atteindre des vitesses impressionnantes au sol, malgré leur taille et leur poids. Mais leurs longs bras leurs permettaient aussi de grimper aux arbres de la Jungle et de bondir de branche en branche.
 
 
 
Allongé sur un duveteux amas de mousse, fixant la sentinelle d’un air hagard, Pü se redressa finalement et examina les alentours. Au vu de la végétation, il était certain d’être dans la jungle. Une jungle abondante de fleurs colorées, qui ne semblait jamais avoir connu l’hiver. Le Zoraï leva le masque et aperçut le ciel au travers des cimes verdoyantes. Bien qu’il fut persuadé avoir rejoint les Primes Racines, il se trouvait sans conteste à la surface. La sensation de perdre toute consistance, puis de s’enfoncer au travers du Zo’laï Gong, était pourtant encore vive. Quelques instants à peine, son corps était en train de couler le long des racines d’Atys, attiré par l’astre lumineux qui battait en son cœur. D’ailleurs, autour de lui, nulle trace du réseau de lumière qui s’était alors superposé à son regard. Tout était redevenu normal.
 
 
 
« Le Kami Noir vous a téléporté, mon garçon. Vous voilà désormais transporté au cœur du Jardin Éternel. »
 
 
 
Pü se releva complètement et posa à nouveau son regard sur la sentinelle. Elle était parfaitement immobile. Seule la brise légère venait animer son pelage et sa longue moustache. L’absence de l’hiver dans cette zone de la jungle confirmait qu’il se trouvait dans le Jardin Éternel, une région de printemps sans fin particulièrement mystérieuse. Située à l’est de Zoran, elle formait un gigantesque labyrinthe en reconfiguration permanente, que la plupart des Zoraïs de la Théocratie visitaient une unique fois au cours de leur vie. C’était en effet ici que les Kamis emmenaient les Zoraïs en passe de quitter l’enfance, afin qu’ils puissent suivre le Rituel de l’Adoption. Le reste du temps, les portes du labyrinthe restaient closes.
 
 
 
Le Rituel de l’Adoption était une suite de cérémonies complexes, pouvant durer jusqu’à plusieurs mois, au bout duquel les participants « recevaient » leur masque « de parenté », en l’honneur de Cho, le premier Zoraï masqué, et de Jena, la mère de l’hominité. Pour la tribu de Pü, le Rituel de l’Adoption n’était qu’une vulgaire comédie païenne servant deux principaux objectifs. De manière très prosaïque, le premier consistait en la survie des jeunes Zoraïs, incapables de supporter la pousse de leur masque sans être aidés. Les Kamis, souhaitant voir prospérer ce peuple fidèle, s’étaient pliés au jeu de la Théocratie et avaient décidé d’accompagner le rituel. Car finalement, cérémonies ou non, les Zoraïs devaient avant tout leur survie aux substances qui leur étaient administrées, pour la plupart conçues grâce à l’aide des Kami. Le second objectif était de toute autre nature, et consistait en un lourd exercice de propagande, permettant aux participants de devenir de parfaits Zoraïs, fidèles aux Kamis, à Jena, mais aussi et surtout aux institutions de la Théocratie. Sous ses airs d’État sage et pacifiste, la Théocratie Zoraï restait un régime politique totalitaire dirigé par une poignée d’homins prétendant tirer leur légitimité d’une puissance divine. Un tel carcan idéologique, ancré depuis l’enfance, expliquait pourquoi la grande majorité des Zoraïs étaient fidèles à la Théocratie, mais aussi pourquoi les rares groupes dissidents -  telle que la tribu de Pü ou les Antékamis - s’opposaient si violemment à elle.
 
 
 
Évidemment, Pü n’avait aucunement participé au Rituel de l’Adoption. Et jusqu’alors, aucune occasion ne lui avait permis de visiter le Jardin Éternel. Il savait en revanche que Grand-Mère Bä-Bä et sa mère avaient pu s’y rendre à plusieurs reprises. Ce fut notamment le cas lorsque cette dernière alla à la rencontre des Kamis afin qu’ils l’aident à tomber enceinte. À cette pensée, Pü salua bien bas la sentinelle. Il devait son existence aux Kamis. Il fit ensuite quelques pas pour se dégourdir les jambes, et remarqua au passage l’absence des blessures infligées par les prisonniers. Il avait été totalement soigné. Jusqu’alors immobile, la sentinelle pivota la tête pour suivre le Zoraï du regard et le couple d’oiseaux nichés sur son crâne s’envola.
 
 
 
« Êtes-vous, mon garçon, réceptif à la magnificence de cet endroit ? Ces fleurs, en particulier, sont d'une rare splendeur. »
 
 
 
Le Zoraï contempla les nombreuses fleurs qui l’entouraient et acquiesça intérieurement. Si ces spécimens étaient bien endémiques de la Jungle, il était rare d’en trouver d’aussi imposantes. Deux fleurs aux pétales blanches, situées à mi hauteur d’un tronc, attirèrent notamment son attention. Leur éclat était si fort qu’elles semblaient gorgées de lumière. En les fixant ainsi, les autres fleurs semblaient perdre leur couleur. Lorsque Pü comprit qu’il ne s'agissait pas d’une simple impression, le Kami avait tout juste commencé à se matérialiser. Une poignée de secondes suffirent aux fleurs entourant les deux blanches pour perdre leur teinte, revêtir une robe noire et profonde et s’agglomérer finalement les unes aux autres. Une fois la créature divine complètement apparue, elle se laissa flotter lentement jusqu’à lui, telle le pétale desséché d’une rose fanée.
 
 
 
Pü salua le Kami puis l’observa de longues secondes. Ce Kami était celui qu’il avait secouru à Zoran, et qui l’avait en retour sauvé des prisonniers, il en était certain. Mais ce n’était pas tout. Il lui était aussi étrangement familier. Après avoir hésité un instant, il l'interpella finalement.
 
 
 
« Je vous salue, Maître Kami. Je suis honoré d’avoir pu vous aider et vous remercie de m’avoir secouru en retour. Une question cependant m’occupe l’esprit, j’espère que vous pourrez y répondre. Êtes-vous le Kami Noir qui s’est présenté à moi enfant ? Dans l’atelier de ma mère, et durant la pousse de mon masque ?»
 
 
 
La créature divine inclina la tête sur le côté. Une minute passa ensuite, sans qu’aucune réponse ne fut formulée. Pü savait qu’il était souvent délicat de communiquer avec les Kamis. D’autant que tous ne semblaient pas être doués de parole. Déçu, il s’apprêta à reposer sa question. Mais au même instant, la voix intérieure se manifesta.
 
 
 
« Pardonnez mon impolitesse, mon garçon, mais je serai curieux de savoir ce que vous inspire la réponse du Kami. Vous semblez en pleine méditation. J’avoue être un brin excité par la situation.
 
 
 
— De quelle réponse parles-tu ? répondit Pü, sans comprendre où la Voix voulait en venir.
 
 
 
— De celle du Kami, bien évidemment.
 
 
 
— Le Kami a répondu quelque chose ? Je n’ai rien entendu.
 
 
 
— Sa réponse était pourtant audible, quoi qu’assez alambiquée. Il a répondu qu’il était tous les Kamis Noirs. »
 
 
 
Pü observa le Kami qui le fixait lui-même de son regard vide. Les Kamis étaient des êtres métamorphes capables de se téléporter sur de grandes distances. Que certains d’entre eux puissent se trouver à plusieurs endroits à la fois ne l’étonna pas. En revanche, l’idée que ce Kami puisse être tous les Kamis Noirs lui échappait. Il ne comprenait pas non plus pourquoi il ne l’avait pas entendu répondre. Pü tendit l’oreille et parla à nouveau.
 
 
 
« Que vous est-il arrivé à Zoran ? Comment vous êtes-vous retrouvé dans une telle situation ? »
 
 
 
Pü attendit une dizaine de secondes, et à nouveau, il n’entendit rien. Il interpella la Voix, mais celle-ci le coupa aussitôt.


 
 
 
« Un instant mon garçon, je suis à vous d’ici quelques secondes. J’écoute le Kami. »
 
 
 
Confus, Pü s’apprêta à répliquer, mais se ravisa. Pourquoi donc n’était-il pas capable de l’entendre ? Face à lui, la créature demeurait dans une parfaite immobilité. Quelques  frustrantes secondes passèrent avant que la voix intérieure ne retentisse à nouveau.
 
 
 
« Veuillez pardonner mon impolitesse, mon attention initiale n’était pas de vous interrompre si brusquement. Il se trouve que le Kami se trouvait déjà à Zoran au moment de l’invasion. Un membre du Conseil des Sages souhaitait s’entretenir avec lui. Puis l’invasion a débuté et la Karavan est arrivée pour secourir les habitants de Zoran. Dans leur chasse, des agents sont tombés nez à nez avec le Kami et ont cru pouvoir le capturer. Un combat s’est alors enclenché. Plusieurs agents sont tombés avant que l’un d’entre eux parvienne à atteindre le Kami avec sa lance. Blessés, les survivants se sont malheureusement fait submerger par le flot de monstres. Aucun d’entre eux n’a survécu. Même si le Kami ne l’a pas mentionné, je suppose donc que les créatures l’ont ignoré, alors qu’elles auraient probablement pu l’achever. Je ne saurai dire pourquoi. Ensuite l’essaim s’est dissipé, la Karavan s’est envolée, et quelques jours plus tard, les prisonniers libérés l’ont finalement trouvé et monté au sommet du Zo’laï-gong.
 
 
 
— Comment être certain que le Kami communique réellement, et que tu n’essaies pas de me duper ? répliqua Pü, frustré.
 
 
 
— Je crains malheureusement qu’il n’existe aucun moyen de le confirmer. Je suis en revanche assez peiné de savoir que vous doutez de moi à ce point. N’ai-je pas été jusqu’alors un allié dévoué ? »
 
 
 
Pü repensa à ces dernières semaines puis soupira. Bien que le ton paternaliste de la Voix l’exaspérait souvent, il devait bien admettre qu’elle disait vrai.
 
 
 
« Pardonne-moi, tu as raison. Je suis simplement déçu de ne pas pouvoir l’entendre, et de ne pas comprendre pourquoi. »
 
 
 
Pü respira un grand coup et réfléchit aux propos que la Voix venait de lui rapporter. Ainsi donc, le Kami était déjà présent à Zoran avant que l’invasion ne débute. Cette version venait compléter les propos du prisonnier fyros et confirmer son intuition : que cela soit dans sa souche tribale où à Zoran, les Kamis n’avaient pas daigné secourir les homins. Pü déglutit et s’efforça de poser calmement la question qui le taraudait depuis plusieurs semaines.
 
 
 
« Quelque chose m’échappe. Les Kamis sont tout-puissants. Pourquoi aucun d’entre eux n'est-il intervenu pour protéger les habitants de la Jungle ? Pour sauver les membres de ma tribu ?
 
 
 
— Il confesse que les Kamis ont été débordés par la situation, répondit la Voix. Jamais il n’avait été envisagé que les Kitins puissent un jour découvrir et envahir la surface. Les Kamis sont intervenus dans les profondeurs d’Atys pour les stopper, mais il était déjà trop tard. Toutes les régions occupées par l’hominité ont été submergées.»
 
 
 
Pris d’un accès de colère, Pü continua sur sa lancée, ne réussissant pas, cette fois-ci, à masquer son émotion.
 
 
 
« Je ne comprends vraiment pas. Je croyais que ma tribu était importante à vos yeux. Nous étions les Guerriers Noirs de Ma-Duk ! Nous étions son bras armé et purificateur ! Les gardiens de la Foi Véritable ! Le fléau qui s’abat sur les hérétiques ! Nous étions tout cela. Vos plus fidèles soldats. Chacun d’entre nous aurait donné sa vie pour vous. Et aujourd’hui, il ne reste que moi… Vous nous avez abandonnés. »
 
 
 
Pü baissa le masque, conscient du caractère blasphématoire de ses propos. Il craignait la réaction du Kami. Mais, il se sentait aussi soulagé d’avoir pu crier ce qu’il avait sur le cœur. Lorsque la voix intérieure se manifesta, Pü comprit qu’elle tentait de le ménager.
 
 
 
« Soyez certain que je partage votre peine, mon garçon. Aussi, n’oubliez pas que vous pourrez toujours compter sur moi si le besoin de parler se fait sentir. Vous n’êtes pas seul. Quant à la réponse du Kami, je crains qu’elle ne vous soit d’aucun réconfort… Celui-ci affirme que le Guerrier Sacré était l’unique membre réellement essentiel de votre tribu, du fait qu’il était l’unique homin sans qui la Guerre Sacrée ne peut être menée. De tout temps, le Kami a veillé sur vous, mon garçon. Qu’il se soit fait piéger à Zoran au moment de l’invasion fut un terrible concours de circonstance. »
 
 
 
Foudroyé par le manque de considération à l’égard de ses proches, Pü se laissa tomber à genoux. Sa gorge se serra et son cœur se souleva. Mécaniquement, sa main gauche se dirigea vers le fourreau de son épée. Une soudain désir de mort venait de le traverser.
 
 
 
« Me… Mener la Guerre Sacrée ? L’hominité entière a été décimée par ces monstres. À quoi bon mener la Guerre Sacrée s’il n’y a plus de compagnons à fédérer et d'ennemis à combattre ? Puis ce… ce masque noir, je ne devrais pas le porter. Nii aurait dû être le Guerrier Sacré. Là était son destin. Je me suis tatoué uniquement pour honorer la mémoire de ma tribu. Uniquement car j’étais le dernier à pouvoir le faire. Et je n’ai pas survécu car je me suis mieux battu, ou que sais-je. J’ai simplement été mis à l’écart du combat au pire des moments. Un pan d’écorce m’est tombé dessus. J’aurai … J’aurai dû mourir. J’aurai préféré ne jamais me réveiller…
 
 
 
— Allons mon garçon, vous et moi avons déjà eu cette discussion. La vie est un cadeau, et votre survie une bénédiction. Je… Ah, attendez, le Kami souhaite répondre.. »
 
 
 
Plusieurs dizaines de secondes filèrent, silencieuses. Pü, qui avait réussi à ne pas se saisir de son arme, avait enfoncé ses ongles dans ses cuisses tout en gardant les yeux fixés sur le sol, pris de tremblements. Depuis le massacre de ses proches, il avait pensé de nombreuses fois au suicide. Sans la Voix, il ne serait probablement plus de ce monde. Elle l’avait aidé à surmonter chacune de ses crises.
 
 
 
« Le Kami déclare que malgré l’ampleur du génocide, un nombre non négligeable d’homins a survécu, dit la voix intérérieure. Certains ont été emmenés en lieu sûr par la Karavan, tandis que d’autres, restés sur place, sont d’ores et déjà en train de se réunir en communautés. Il reconnaît que la Karavan a réussi là où les Kamis ont échoué et craint que cela nuise à leur réputation. La Guerre Sacrée est donc plus que jamais essentielle. Ensuite, le Kami a insisté sur le fait que vous êtes bien le Guerrier Sacré, précisant que vous étiez destiné à le devenir avant même votre naissance. La chute d’un pan d’écorce, aussi gros soit-il, n’aurait jamais dû arrêter le Guerrier Sacré. Le Kami rend votre mère et la doyenne de votre tribu responsables de cet accident. Durant votre enfance, toutes deux ont refusé que les Kamis vous bénissent, et vous ont ainsi empêché d’atteindre votre plein potentiel. »
 
 
 
À ces mots, Pü se souvint des dernières paroles qu’il avait échangées avec sa vénérable ancêtre. Cette dernière lui avait révélé qu’il était prédestiné à devenir le Guerrier Sacré, que le dessein que Ma-Duk lui réservait était inévitable. Les propos du Kami confirmaient les siens. Grand-Mère Bä-Bä lui avait ensuite expliqué pourquoi elle avait demandé à sa mère de faire passer Niî pour le futur Guerrier Sacré. Si l’explication restait assez floue, Pü avait néanmoins compris que son objectif principal était de le mettre à l’écart. Pour le protéger, lui, mais aussi pour protéger le reste de la tribu. De quoi Grand-Mère Bä-Bä cherchait-elle à les protéger ? Pü n’en savait rien. Bien des secrets avait été emporté dans la tombe de la puissante sorcière. Comme le fait qu’elle et sa mère aient refusé qu’il soit béni par les Kamis… Cette information-là était nouvelle. Une information qui, il y a quelques semaines encore, lui aurait paru invraisemblable. Pourtant en cet instant, il l’accueillait presque avec indifférence. Rares étaient les élus pouvant prétendre avoir été bénis par les Kamis. L’honneur était immense. Parmi les membres de sa tribu, seules Grand-Mère Bä-Bä et sa mère l’étaient. Refuser qu’un individu reçoive une telle bénédiction était insensé. Sauf, évidemment, si on souhaitait l’éloigner du chemin que les Kamis avaient tracé pour lui. Enfant, juste après sa première rencontre avec le Kami Noir, Pü se souvint avoir exprimé à sa mère son envie d’être béni par les Kamis, et de celle-ci lui rétorquant que ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait choisir. Sa mère avait, semble-t-il, choisi pour lui…
 
 
 
« Mon garçon, le Kami propose de vous entraîner. Il souhaite vous aider à développer vos capacités de perception et de manipulation de la Sève. Il dit que votre part homine est aussi forte que votre part kami est faible. Pour remédier à cela, il vous propose de rester à ses côtés dans le Jardin Éternel. Et cela le temps qu’il faudra. »
 
 
 
Toujours à genoux, Pü leva le masque. Le fait de cogiter sur les propos de la créature divine l’aidait à calmer la crise. Celle-ci, qui n’avait pas bougé d’un poil, le fixait toujours de ses grands yeux blancs. Des yeux blancs et vides. Aussi vides que l’était son cœur, si tant est qu’elle en possédait un. Alors qu’il avait cru sa tribu spéciale, le Kami lui avait dit qu’il n’en était rien. La mort brutale de ses proches lui importait peu. Les sentiments qui le rongeaient non plus. Tout ce qui comptait pour ce Kami, c’était qu’il soit vivant. Vivant et prêt à mener le combat. À ses yeux, il n’était qu’un outil. Alors, pour la première fois de sa vie, Pü comprit pourquoi certains homins considéraient les Kamis comme des monstres. Monstrueux, les Kamis l’étaient. Évidemment qu’ils l’étaient. Et cela moins par les formes effrayantes qu’ils pouvaient revêtir que par leur profond manque d’empathie. Pü se souvenait de chaque homin à qui il avait pris la vie. Du premier au dernier meurtre commis. En était-il de même pour les Kamis ? Comptaient-ils les homins qu’ils avaient tués ? Étaient-ils conscients du nombre de ceux et de celles à s’être sacrifiés pour eux ? Dès son plus jeune âge, on lui avait appris à aimer Ma-Duk. À aimer les Kamis. Mais les Kamis aimaient-ils en retour les homins ? Désormais, Pü en doutait. Les Kamis étaient monstrueux, oui. Mais ils l’étaient par nature. Car non-homins. Voilà ce qu’ils étaient : des êtres profondément inhomins.
 
 
 
Désabusé, mais conscient de l’importance du moment, le Masque Noir prit une grande inspiration.
 
 
 
« J’accepte.
 
 
 
— Quoi qu’il advienne, la décision sera vôtre mon garçon. Vous n’avez donc aucune raison de vous précipiter. Certes, le Kami est puissant. Il a probablement beaucoup à vous apprendre. Pour autant, si vous refusez de le suivre, je ne crois pas qu’il vous forcera la main. Si vous voulez connaître le fond de ma pensée, sachez que ne crois pas au destin qu’il vous prête. Vous êtes libre mon garçon. Nous le sommes tous. J’en suis persuadé. »
 
 
 
Pü se mit debout et repensa à Grand-Mère Bä-Bä. La vénérable ancêtre l’avait adjuré de mener la Guerre Sacrée en prenant garde de conserver son libre arbitre.
 
 
 
« Libère-les d’Elle. Puis libère-toi de Lui. Dans l’espoir des Jours Heureux. »
 
 
 
Là étaient ses mots. S’il avait vite compris que « Elle » faisait référence à Jena, il savait désormais que « Lui » renvoyait à Ma-Duk. Ainsi, s’il devait tôt ou tard s’émanciper des Kamis, il avait pour l’heure besoin d’eux.
 
 
 
« J’accepte », répéta Pü.
 
 
 
Pour toute réponse, le Kami commença alors à se métamorphoser. L’entièreté de son corps se mit à s’allonger et son pelage duveteux disparut au profit d’une peau nue. Il ne fallut que quelques secondes à la créature divine pour prendre l’apparence d’un homin tout de noir vêtu. À bien y regarder, les proportions de son corps étaient en tout point semblables à celles de Pü. Cela n’était en revanche pas le cas de sa tête. Non masquée, elle ne possédait ni bouche, ni nez, ni oreilles et ni même aucun trait. Rien hormis deux imposants yeux blancs. Finalement, une épée et une rondache noires se matérialisèrent au niveau de ses mains. L’homin en noir adopta une posture offensive.
 
 
 
« Le Kami vous provoque en duel mon garçon. Il aimerait vous évaluer. Vous en sentez vous capable ? Bien que vous sembliez mieux vous porter qu’il y a quelques minutes, il serait peut-être judicieux de reporter cette confrontation. »
 
 
 
Pü avait encore une multitude de questions à poser au Kami. Notamment des questions sur Ma-Duk, Jena, la Karavan et les Kitins. Pourtant, la question qu’il posa traitait d’un tout autre sujet. Il se surprit lui-même.
 
 
 
« Je me sens mieux, merci, répondit-il à voix haute. Mais avant de commencer, laissez-moi vous poser une dernière question. Depuis quelques semaines, j’entends une voix. À qui appartient-elle ? »
 
 
 
La voix intérieure se mua aussitôt en un long rire.
 
 
 
« Je vais être sincère mon garçon : le Kami à la réponse à votre question. Mais je ne peux pas vous la répéter. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : le jour où vous comprendrez qui je suis, c’est que vous n’aurez plus besoin de moi. Or, plus que jamais, ma présence vous est indispensable. Car je suis désormais votre interprète. »
 
 
 
Pü dégaina son épée de sa main gauche et accrocha sa rondache à son bras droit. Cette voix. Il avait définitivement besoin d’elle.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
III - Le feu et la glace
 
An 2483 de Jena
 
 
 
L’homin en noir fixait Pü de ses yeux étincelants. Le Zoraï s’inclina et adopta une posture identique à celle de son adversaire, plaçant son épée à hauteur de hanche, la pointe dirigée vers lui, et sa rondache à hauteur de poitrine, légèrement inclinée sur le côté. Durant quelques instants, il observa attentivement le Kami, essayant de deviner son premier mouvement. C’est alors qu’un souvenir l’assaillit : celui de leur tout premier duel.
 
 
 
Deux années. Deux années s’étaient écoulées depuis que Pü avait été transporté dans le Jardin Éternel. Deux années au cours desquelles la créature divine l’avait aidé à développer ses pouvoirs kamiques. L’objectif était de faire de lui un mage aussi expérimenté que Grand-Mère Bä-Bä et sa mère l’étaient. Certes, il était encore loin de les égaler. Mais les résultats étaient bien là. Tout avait commencé par ce premier duel, au cours duquel le Kami n’avait pas cherché à gagner, mais simplement à l’évaluer. S’en était suivi un geste aussi symbolique qu’essentiel pour la suite : le Kami avait délicatement apposé une griffe sur son front, et, sans aucune autre formalité cérémonielle, lui avait accordé sa bénédiction. L’opération avait été remarquablement brève et n’avait eu aucun effet immédiat. Pü n’avait rien senti. À cette occasion, le Kami avait confirmé ce qu’il savait déjà, à savoir que la graine de vie, enfouie dans le cerveau de chaque homin, était ce qui leur permettaient d’imprimer leur volonté à la Sève, de la manipuler, et ainsi de modifier les propriétés des particules spirituelles qui les constituaient et les entouraient. En d’autres termes : pratiquer la magie. Ce qu’il ne savait en revanche pas, c’était que les graines de vie étaient nativement bridées. Limitées dans leurs capacités. Concrètement, bénir un homin consistait donc à débrider sa graine de vie. Une fois le potentiel de l’homin libéré, sa maîtrise de la magie pouvait en principe atteindre un degré proche de celle des Kamis, bien qu’irrémédiablement limité par la nature physique de son corps. Là était la théorie. Car en pratique, développer de tels pouvoirs nécessitait plusieurs vies de labeur. Pü l’avait appris à ses dépends : pour réussir à effleurer la surface de son potentiel, il dut comme réapprendre à marcher.
 
 
 
L’apprentissage consistait en grande partie en un entraînement de l’esprit, sous la forme de longues séances méditatives. Bien que la méditation fut largement pratiquée dans sa tribu, souvent en association avec la prière, Pü n’avait jamais excellé dans l’exercice. Hors moments de grand danger, durant lesquels perdre sa concentration pouvait avoir de lourdes conséquences, porter son attention sur l’instant présent et empêcher son esprit de passer d’idées en idées, de naviguer entre le futur et le passé, lui avait toujours paru compliqué. Pourtant, c’était bien de ça dont il s’agissait : se focaliser sur l’ici et le maintenant et élargir la conscience de soi et de son environnement. S’ouvrir à Atys au point de distinguer le réseau de Sève qui l’irriguait, et dans lequel les homins insufflaient instinctivement leur volonté afin d’altérer la réalité physique. Évidemment, l’apprentissage fut progressif : sentir la Sève couler en soi, sentir la Sève couler autour de soi, puis finalement, réussir à visualiser cet écoulement au travers de la matière, sous l'aspect d'un  titanesque réseau lumineux qui se substituait au monde tangible. L’exercice fût facilité par le Kami, qui, d’un simple contact physique, pouvait décupler temporairement le nouveau sens de Pü, comme cela s’était passé lorsqu’il l’avait téléporté de Zoran au Jardin Éternel.
 
 
 
Durant la première année et demie, Pü ne fit que méditer. Au fil des mois, la durée des séances s’était intensifiée, au point de s’étendre sur plusieurs jours d’affilés sans interruption. En développant ses capacités perceptives, Pü avait constaté qu’il lui était désormais bien plus simple d’agir sur les particules spirituelles qui le constituaient et l’entouraient. Il était devenu plus précis dans la manière dont il imprimait sa volonté à la Sève qui l’irriguait, plus conscient de ce qu’il faisait. S’il était auparavant capable de renforcer certaines parties de son corps et de soigner ses blessures de manière instinctive, il comprenait désormais les mécanismes sous-jacents, et pouvait les utiliser à d’autres fins. Ainsi, lorsque la méditation lui permettait d’atteindre de hauts niveaux de conscience, il devenait capable de se passer d’eau et de nourriture, utilisant directement la Sève pour faire fonctionner son métabolisme. Malheureusement, cela demandait une grande endurance psychique que Pü ne possédait pas encore. Et même si d’après le Kami, ses progrès étaient exceptionnellement rapides, le jour où il pourrait arrêter définitivement de s’alimenter était loin d’être arrivé.
 
 
 
Finalement, ce n’est qu’au cours des six derniers mois que le Kami commença à inclure des entraînements physiques et des duels à l’apprentissage de Pü. Six mois durant lesquels le Zoraï avait entamé l'intégration de ses nouvelles aptitudes dans sa pratique des arts martiaux. Entrevoir le chemin de sa progression l’avait d’ailleurs conduit à de sombres conclusions : en refusant qu’il se fasse bénir lorsqu’il était enfant, Grand-Mère Bä-Bä et sa mère l’avaient privé de dons qui auraient pu lui permettre de tous les sauver. C’était en tout cas ce dont il s’était persuadé. Deux années s'étaient écoulées depuis que Pü avait assisté au massacre de sa tribu. Deux années au cours desquelles son état mental ne s’était pas amélioré. Deux années au cours desquelles les crises suicidaires s’étaient succédées.
 
 
 
« Le Kami vous invite à rester concentré sur le moment présent, mon garçon. Tout comme moi, il perçoit le poids du passé alourdir votre esprit et de sinistres pensées vous submerger. »
 
 
 
Pü soupira. Cela faisait un mois qu’il n’avait pas combattu le Kami. Et si tous ses entraînements étaient particulièrement éprouvants, aucun n’atteignait l’intensité de ces duels. Pour espérer ne pas se faire terrasser au moindre coup, le Zoraï devait se donner à fond. Or, il manquait grandement de motivation. Son était dépressif rendait tout difficile. Il était las et avait longtemps eu envie de tout arrêter. Pourtant, il était toujours là. Grâce à la Voix. Essayant de chasser les pensées le parasitant, Pü ferma les paupières et prit une grande inspiration. Il se concentra alors pleinement sur les sensations de son corps : le rythme de sa respiration, la douceur de l’herbe sur ses pieds, le poids de son épée dans sa main gauche, celui de la rondache sur son bras droit, les picotements des brins de pailles qui constituaient son pagne, le bruissement des arbres qui délimitaient la clairière où il se trouvait, le sifflement du vent, le chant des insectes, les cris lointains des izams et la fraîcheur de gouttes naissantes sur sa peau. Il commençait à pleuvoir. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Pü examina la posture peu conventionnelle que l’homin en noir venait d’adopter. Il s'était mis en position accroupie et avait posé ses poings contre le sol en espaçant ses bras à largeur d’épaules. Pü comprit ce qui se tramait dès lors qu’il vit la Sève bouillonner dans les jambes de son adversaire, ainsi que dans le bras tenant l’épée. En temps normal, lorsque Pü observait le Kami avec son nouveau sens, il ne voyait rien de plus qu’un bloc homogène de lumière. En revanche, lorsque la créature divine revêtait sa forme homine, elle poussait le détail au point d’en reproduire son anatomie. Ainsi, le Zoraï devenait capable de distinguer la manière dont la Sève circulait dans son corps. Ne quittant pas le Kami des yeux, Pü resserra sa garde, se pencha légèrement en avant, écarta ses jambes et abaissa son centre de gravité. Il était prêt.
 
 
 
« Que le duel commence !  » tonna la Voix d’un air théâtral.
 
 
 
Sitôt le signal retentit que l’homin en noir se propulsa parallèlement au sol en direction de Pü, l’épée brandie en arrière. La manière et la vitesse à laquelle la créature divine avait bondi étaient irréelles. L’objectif de ces duels n’étaient pas d’offrir à Pü des combats équitables et réalistes, mais de le soumettre à des épreuves tant aléatoires que périlleuses, afin de le contraindre à exploiter ses capacités naissantes de façon innovante. Pü, qui avait infusé tout ce qu’il pouvait de Sève dans son bras droit, réussit à repousser l’attaque verticale et plongeante d’un coup de rondache. Sous la violence du choc, ses pieds s’enfoncèrent dans le tapis végétal. Le Kami, qui fut écarté de quelques mètres, repartit à la charge tout aussi vite. S’en suivit un échange de coups acrobatiques, durant lequel la créature divine ne cessa d’utiliser les pouvoirs de la Sève pour repousser les limites physiques de sa forme homine, obligeant Pü à traquer constamment le flux d’énergie. À voir bondir le Kami ainsi, Pü repensa à son duel contre le général Sirgio di Rollo, ayant eu lieu neuf année auparavant, et à la pirouette qui lui avait assuré la victoire.
 
 
 
« Mon garçon, restez concentré sur le combat ! »
 
 
 
Trop tard. L’épée noire du Kami trancha sa main gauche et la désarma par la même occasion. Pü se maudit et chassa le souvenir parasite. S’il ne ripostait pas dans les trois secondes, le Kami porterait un coup décisif et le duel se solderait piteusement.
 
 
 
Deux.
 
 
 
Pü prit une grande inspiration. L’air se chargea en influx d’énergie.
 
 
 
Une.
 
 
 
Il recula sa jambe droite, la fléchi, et amena son bras valide contre son flanc droit, comme s’il s’apprêtait à lancer la rondache qui y était accroché.
 
 
 
Zero.
 
 
 
Pü poussa un cri et riposta d’un violent coup de rondache vertical et ascendant. Mais à l’inverse du coup qu’il avait porté au début du duel, une puissante onde de choc magique jaillit au moment où la rondache toucha l’épée du Kami. Le sort que Pü venait d’incanter d’une seule main, sans gant amplificateur de magie, et en moins de trois secondes, propulsa l’homin en noir d’une dizaine de mètres dans les airs. Durant un fugace instant, la pluie, qui avait gagné en intensité durant la passe d’armes, donna même l'impression de se suspendre autour du Zoraï. Là était une nouvelle illustration de sa facilité grandissante à manipuler la Sève. Chaque mois qui s'écoulait, il repoussait plus loin sa maîtrise des sorts qu’on lui avait enseigné durant l’enfance, et l'usage des amplificateurs devenait de moins en moins crucial. Profitant de la distance qu’il avait réussi à créer entre lui et le Kami, le Zoraï fixa son bras gauche et se concentra sur son moignon. La main absente repoussa en un éclair. Il ramassa ensuite son épée, prêt à recevoir un nouvel assaut du Kami. Sauf que celui-ci n’était toujours pas retombé. Levant la tête, il le trouva en lévitation, bien plus haut que l’endroit où il avait été projeté, dissimulé derrière le rideau de pluie qui tombait désormais du ciel. Le Kami, qui avait repris son apparence originelle, prenait de l’altitude tout en fixant Pü, qui réussit à distinguer ces grands yeux blancs jusqu’à une certaine distance seulement. Si la créature divine lui avait fait savoir qu’il serait un jour capable de sentir et d’observer la Sève couler sur de grandes distances, il était encore loin d’en être capable. Malgré tout, Pü rengaina ses armes, s’agenouilla sur le sol humide et ferma les yeux. S’il avait bien appris une chose ces derniers mois, c’est qu'il n'y avait pas de moments inappropriés pour méditer.
 
 
 
Régulant sa respiration, il se concentra sur son corps, son environnement immédiat, et, en dépit de la distance, sur l’endroit où se trouvait la créature divine. Avant de se rendre compte que cela n’était pas nécessaire. De fait, tandis qu’un autre homin n'aurait pas remarqué, lui sentit les tissus de son corps se dilater et la pression exercée sur son système vasculaire augmenter imperceptiblement, signe que la pression atmosphérique était en train de diminuer autour de lui. Pü rouvrit les yeux et leva la tête. Il comprenait ce que le Kami était en train de manigancer.
 
 
 
Générer magiquement du feu nécessitait aux homins une base matérielle. Ainsi, pour former une boule de feu, il était coutume de frotter ses paumes sur le sol. En insufflant à la Sève qui s’écoulait entre ses mains la volonté de voir la sciure agglutinée sous ses doigts s’enflammer, le mage devenait capable de modifier les propriétés des particules spirituelles qui composaient la matière, et ainsi de générer des flammes qu’il pouvait projeter plus ou moins loin. Bien que les années d’expérience permettaient au mage de s'écarter de cette manière de faire, une condition subsistait : l’utilisation de matière solide comme point de départ. Or, pour l’avoir déjà vu à l’œuvre une unique fois, Pü savait que le Kami adoptait une approche bien plus libre. Sa technique se composait de deux étapes successives. La première consistait à absorber de l'air à une vitesse folle et en quantité invraisemblable, et cela sans que son corps en subisse la moindre déformation. La conséquence principale d’une telle compression de l’air était l’augmentation importante de sa température interne. La seconde étape consistait à enflammer magiquement l’air situé dans son corps, et non pas de la matière solide, comme y étaient contraints les homins. La chaleur engendrée par la compression lors de la première étape permettait de maintenir un flux continu de feu, que la créature divine pouvait propager sous la forme de gigantesques vagues incandescentes. La conséquence secondaire d’une telle absorption de l’air était la formation d’un vide d’air partiel et temporaire autour du Kami, à l’origine d’une diminution passagère de la pression atmosphérique. C’était cela que Pü avait détecté. Le Zoraï se leva, décrocha de sa ceinture ses gants amplificateurs et les enfila. S’il n’aurait pas eu besoin d’amplifier sa capacité à manipuler la Sève lors d’un simple duel, la créature divine était un adversaire d’un tout autre ordre. Pü considérait d’ailleurs qu’elle prenait des risques déraisonnables…
 
 
 
En effet, malgré la faculté des mages à maîtriser la chaleur du feu qu’ils généraient, ainsi que sa capacité de combustion, Atys demeurait un monde propice aux incendies incontrôlables, étant constituée exclusivement de matière végétale. C’était en tout cas ce dont étaient convaincues les sociétés homines, pour la plupart pyrophobes. Seul le peuple Fyros, qui avait érigé la maîtrise du feu à l’état d’art, semblait avoir triomphé de cette peur instinctive, profondément enracinée en chaque homin dès sa naissance. Cela rendait l’Empire Fyros particulièrement dangereux, autant pour ses ennemis que pour lui-même. Le siège de Zoran mené par les armées fyrosses en 2328, ayant entraîné la destruction par le feu de la Grande Bibliothèque, et l’incendie des Mines d’Ambre de Coriolis, causé par des mineurs fyros au sein même de l’Empire, en témoignaient. De leurs vivants, les ancêtres de la tribu de Pü avaient aussi l’habitude de raconter que la souche morte dans laquelle tous vivaient avait été détruite par une machine cracheuse de feu de la Karavan. En tant qu’entités protectrices des écosystèmes d’Atys, les Kamis abominaient le feu. Il était donc invraisemblable que le Kami Noir pousse son entraînement au point d’embraser le Jardin Éternel. Aussi spectaculaire que puisse paraître sa magie, il était probable que la capacité de combustion des flammes qu’il allait générer soit maintenue au strict minimum et qu’il profite de la pluie battante pour limiter la propagation du feu. Non, ce n’était pas probable, c’était même certain… Enfin, l’était-ce réellement ? Pü avait beau avoir vaincu sa peur instinctive du feu, un doute subsistait. Le risque nul n’existait pas. D’autant que Kami pouvait aisément vaporiser l’eau qui tombait du ciel, si tel était son désir. Pü devait donc faire tout ce qui était en son pouvoir pour dompter l’attaque. C’était d’ailleurs la seule raison qui pouvait expliquer pourquoi la créature divine décide de générer du feu, alors que cela n’était pas du tout dans ses habitudes : inciter Pü à considérer sérieusement ce duel.
 
 
 
Le Zoraï ferma une nouvelle fois les yeux et se concentra intensément. Il perçu la Sève qui circulait à proximité et tenta d’imaginer les milliards de particules spirituelles qu’elle irriguait, composant aussi bien l’air qu’il respirait que le tapis végétal sur lequel ses pieds reposaient. Enfant, sa mère lui avait appris que la matière était composée de particules physiques et spirituelles très petites interagissant les unes avec les autres, et que la température était intimement liée à leur agitation dans le vide qui les séparaient. Plus ces particules étaient en mouvement, et plus la température du corps qu’elles constituaient était élevée. Ainsi, lorsqu’un homin insufflait à la Sève son désir de voir la sciure accumulée sous ses doigts s’enflammer, ou l’humidité de l’air geler, il ordonnait en réalité aux particules spirituelles d'entraîner l’accélération ou le ralentissement des autres particules, et cela sans même le savoir.
 
 
 
Ralentir. Refroidir. En cet instant, l’esprit de Pü était entièrement gouverné par cette idée. Les yeux toujours fermés, il entama un mouvement lent et méthodique de ses bras. Aussitôt, les particules spirituelles qu’il brassait par milliard répondirent à son ordre mental et diffusèrent son commandement. La température chuta brusquement, un froid mordant s’abattant autour de lui. Au sol, l’herbe et la mousse trempées se couvrirent de givre, tandis que les fleurs colorées dont la Voix aimait tant vanter la beauté se retrouvèrent immobilisées dans une étreinte gelée. Des cristaux de glace se formèrent dans l’air à mesure que la pluie se changeait en neige et en grêle, tissant un voile scintillant entre le Zoraï et l’éclat lointain et rougeoyant du Kami. L’attaque incandescente était imminente, Pü le savait. Il n’y avait plus de temps à perdre. Alors, il éleva sa focalisation à une intensité jamais atteinte auparavant. Par le biais de la Sève, les particules spirituelles répondirent à sa volonté et cristallisèrent instantanément la clairière dans laquelle le duel avait lieu en un paysage d'un blanc immaculé. La température, qui venait de chuter de plusieurs crans, poussait Pü dans ses derniers retranchements. S’il s’était jusqu’alors efforcé de maintenir son corps à une certaine température, sa magie était résolument en train de se retourner contre lui. Il n’y arrivait plus. Le froid perçant parvenait à s’infiltrer dans ses os tandis que sa peau bleu foncé pâlissait à vue d’œil. D'artisan de cette toile immaculée qu'il avait lui-même élaborée, Pü se muait peu à peu en une figure intégrante de l'œuvre. Il devenait la pièce manquante de ce paysage figé et glacé. À mesure que son esprit s’engourdissait, la véracité de la théorie s'imposait. Et si c’était précisément cela ? La solution. Lâcher prise. Ralentir. Refroidir.
 
 
 
Dans la perception de Pü, les quelques instants qui suivirent s'allongèrent, se figeant en une éternité silencieuse et gelée. Ce qu’il avait souhaité tant de fois ces derniers mois était enfin arrivé : il était comme mort. Il ne sut donc pas comment il perçut l'instant décisif, englouti dans l'obscurité de l'inconscience, au cœur d'un monde de rêves emprisonné par les glaces. Mais il le perçu. Ses paupières durcies par le froid se brisèrent au moment où la créature divine expulsa un gigantesque geyser enflammé en direction du sol. Figé dans un étau de nacre, les yeux ensanglantés, Pü dirigea son regard vers le ciel sans que le reste de son corps ne bouge. Donnant tout ce qu’il pu, il imprima alors un ultime ordre mental au flux de Sève qui le traversait. Instantanément, sa volonté se propagea droit vers la langue ardente du Kami. La vague de froid s’éleva et le rideau de pluie se cristallisa, formant une fresque étincelante dans son sillage. Une dernière vision de tranquillité, préambule à l’imminent chaos.
 
 
 
Car comme escompté, les deux forces élémentaires se percutèrent, et l’effet produit fut cataclysmique. L’impact engendra une explosion de vapeur qui propulsa des fragments de glace et des orbes incandescents sur plusieurs dizaines de mètres aux alentours, et dont l'écho retentit jusqu'au cœur du Jardin Éternel. Aussitôt, une brume épaisse, humide et  blanchâtre enveloppa l'espace, entravant la vision de Pü. Le Zoraï, qui avait à peine repris conscience, cherchait à s’extraire de sa prison gelée sans causer davantage de dommages à son corps. Il fût aidé dans sa tâche par une pluie enflammée qui s’abattit sur lui. En temps normal, il aurait souhaité éviter une telle attaque, mais à ce moment précis, celle-ci avait allure de miracle. En effet, Pü devait non seulement faire fondre la couche de glace recouvrant sa peau, mais aussi réparer les nombreux dommages laissés par la morsure du froid… Quelques secondes passèrent, et finalement, poussé à l'extrême de sa capacité à canaliser la Sève, le Zoraï s'effondra sur un genou. Il était libéré. Libéré, mais seulement partiellement rétabli. Hors d’haleine, il jeta ses amplificateurs au sol, dégaina son épée et accrocha difficilement sa rondache à son bras droit. Il était épuisé. Jamais il n'avait incanté un sort d'une telle puissance. Et s’il était stupéfait d’avoir réussi à contrer l'attaque du Kami, l'exploit l'avait vidé de ses forces. Désormais, et probablement jusqu'à la fin du duel, il ne pourrait plus compter sur les pouvoirs de la Sève.
 
 
 
« Vous êtes exceptionnel, mon garçon ! Cette démonstration de force était tout simplement époustouflante. Jamais je n'aurais imaginé, il y a quelques mois à peine, que vous atteindriez un tel niveau. Cependant, bien que je me doive de vous féliciter, je tiens également à vous rappeler que ce duel n'est pas encore achevé. La suite de l'affrontement se jouera vraisemblablement à la force des armes et dépendra entièrement de votre détermination. Je place ma confiance en vous. »
 
 
 
Mais Pü n’était pas déterminé. Il était las. Le peu de motivation qui lui restait était en train de s’évaporer, telle la glace qui recouvrait encore son corps par endroit. Tout autour de lui, la clairière, qui rayonnait auparavant de verdure, s'était muée en une étendue dévastée, marquée ici et là par des plaques gelées et des brasiers, le tout cerné par une brume dense et opaque. À bien y regarder, ce paysage désolé reflétait précisément la condition dans laquelle il se trouvait, à la fois physiquement et mentalement. Et malgré cela, son épreuve était loin d’être terminée… Pü se releva, ferma sa garde et raffermit ses appuis. Peu importait s'il choisissait d'abandonner ou de poursuivre l’affrontement : seul le Kami déterminerait quand ce duel prendrait fin. Une réalité qu'il avait déjà expérimentée à ses dépens les fois passées. Conscient de son incapacité à triompher, son unique souhait était désormais de voir cette confrontation se conclure. Pouvoir mettre rapidement fin à cet énième échec. Afin d’y parvenir, il devrait lutter avec une ténacité telle que le Kami ne le ménage pas. Il devrait se battre jusqu’à tomber d’épuisement. Jusqu’aux portes de la mort. C’est à ce moment précis de sa réflexion que la créature divine choisit de surgir des hauteurs du brouillard. Ayant repris sa forme homine, elle tenta de lui asséner un puissant coup de talon ascendant, que Pü réussit à parer de justesse avec sa rondache. Prenant appui sur le bouclier, l’homin en noir parvint cependant à garder son équilibre et à déstabiliser le Zoraï, qui manqua de chuter en arrière. Atterrissant avec grâce devant lui, il profita alors de sa perte d’équilibre pour lui asséner un violent coup de tibia en plein dans les côtes. Pü, qui ne réussit pas à encaisser le choc, fut projeté sur plusieurs mètres et s’écrasa lourdement sur le sol. Incapable de réparer ses blessures, il ne pût qu’accepter la douleur. L’homin en noir, qui aurait pu profiter du moment pour porter le coup final, s’immobilisa pourtant. Il fixait le Zoraï de ses grands yeux blancs. Puis, une épée et une rondache se matérialisèrent dans ses mains, et il se mit finalement à avancer vers lui.  Lentement. Comme Pü s’y était attendu, son adversaire comptait faire durer le duel le plus longtemps possible. Il devrait supporter cette épreuve jusqu’au bout. Alors il se releva, malgré la douleur, et fonça sur lui.
 
 
 
S’en suivit une passe d’arme d’une grande technicité, durant laquelle Pü du repousser une nouvelle fois ses limites. Incapable de se soigner, il accueillait la lame du Kami sans ciller, lorsque celle-ci réussissait à passer sa garde et à perforer sa peau. Évidemment, il avait conscience que les coups qui lui étaient portés étaient parfaitement maîtrisés : le maître ne cherchait pas à tuer le disciple. Néanmoins, ses attaques demeuraient d'une grande brutalité. Lui-même, à quelques reprises, réussit à érafler la peau noir du Kami. Une maigre réussite, face à l’étendu de la tâche. D’autant que le combat s’éternisait, et que le Zoraï commençait doucement à perdre pied. Mises bout à bout, les nombreuses entailles qui hachuraient son corps traduisaient une perte de sang substantielle. À mesure que les secondes s'égrenaient, le coup décisif se rapprochait. À chaque gerbe de sang qui s’écoulait, l’imminence du comas menaçait. Bientôt, il serait libéré de cet interminable duel. L'instant tant espéré allait enfin se concrétiser. Fermer les yeux. Se reposer.
 
 
 
Pour toujours ?
 
 
 
Instantanément, un étau oppressant enserra sa gorge et son cœur tressaillit. Mettre fin à tout cela maintenant semblait si facile. Il lui suffisait de faire en sorte que la lame de la créature divine perce son cœur. D’autant qu’à sa connaissance, les Kamis n’étaient pas capables de ramener les morts à la vie. En temps normal, lorsqu’une pulsion de mort s’emparait de l’esprit de Pü, celle-ci s'accompagnait d'un profond sentiment d'angoisse, qui enrayait le passage à l’acte. Mais cette fois-ci, l’anxiété disparue aussi vite qu’elle était apparue. Et si la Voix tenta d’intervenir, consciente qu’une nouvelle crise était en train de survenir, elle s'évanouit étrangement sur-le-champ. À peine lucide, parant machinalement les attaques de l’homin en noir, Pü fixait le masque noir de la créature d’un air hagard. Il était si semblable à celui de son père. Si semblable au sien. À cette pensée, la peau de son adversaire se teinta de bleu, et il vit son image se superposer à celle de la créature divine. En proie à une confusion totale, au seuil de l'inconscience, Pü avait l’impression de combattre son double. Et son propre reflet lui paraissait pitoyable. Se voir ainsi s’échiner à lutter, afin d’honorer le destin auquel il était promis, alors même que tout ceux qui comptaient à ses yeux n’étaient lui, lui était insoutenable. Était-il condamné à endurer cette douleur jusqu'à la fin de ses jours ? À se rappeler incessamment du fardeau qui lui incombait chaque fois qu'il croiserait le reflet de son masque ? Non, cette perspective lui semblait intolérable. Devenir la marionnette des Kamis ne le dérangeait pas, du moment qu'ils effacent sa mémoire, qu'ils le réinventent entièrement et fassent de lui le guerrier prophétique dont ils rêvaient. Oui, il n’y avait pas d’autres choix. Car lui ne pouvait plus se supporter lui-même. Mais était-il véritablement prêt à abandonner le souvenir de sa mère et de son frère, aussi douloureux soit-il ? Impossible, également. C'était là tout ce qui lui restait. Ainsi, il n'y avait qu'une seule issue : mettre fin à cette existence misérable, ici et maintenant. Sans plus de réflexion, le cœur léger, Pü se jeta contre l’épée de son double au moment où celle-ci fut brandit. Au moment où la lame s’enfonça dans sa poitrine, un sourire de soulagement illuminait son masque.
 
 
 
-–—o§O§o—–-
 
 
 
 
 
« Mon garçon, m’entendez-vous ?»
 
 
 
Allongé sur un duveteux amas de mousse, Pü mit quelques instants à rassembler ses souvenirs. Lorsque les plus récents lui revinrent, il passa instinctivement ses mains sur sa poitrine. Aucune blessure. Ni sur le reste de son corps. Ainsi, il avait pour la première fois réellement essayé de suicider, et avait échoué de peu. Déboussolé et nauséeux, Pü se redressa péniblement. Sa gorge se serra au moment où il prit la parole.
 
 
 
« Peux-tu me dire ce qu’il s’est passé, après que … Tu sais ?
 
 
 
— Difficile à dire, mon garçon. Alors que vous sembliez perdre pied, j'ai tenté de maintenir votre conscience éveillée et votre concentration intacte. Mais vous ne sembliez pas m’entendre. Vous étiez comme... ailleurs. Puis soudainement, l’homin en noir s'est précipité sur vous, poitrine en avant, comme s'il recherchait la blessure. Votre épée s'est enfoncée à l'endroit de son cœur et vous avez perdu connaissance. Quant au Kami, il a  ensuite repris sa forme originelle, vous a prodigué des soins, puis s’est volatilisé. Il m'a également chargé de vous informer que vous aviez réussi l'épreuve et que vous êtes désormais libre de quitter le Jardin Éternel pour poursuivre votre quête. »
 
 
 
Stupéfait, Pü se releva en titubant.
 
 
 
« Quoi ? Mais, ce n’est pas dont je me souviens. C’est moi qui… qui…
 
 
 
— Pourtant, c'est bel et bien ce qui s'est déroulé, mon garçon, et j'en atteste. D’ailleurs, malgré ce dénouement effectivement singulier, je tiens à vous adresser mes félicitations. Vous avez été remarquable à chaque étape de cette épreuve.
 
 
 
— Le Kami. Il … Il reviendra ? bégaya Pü, toujours déboussolé.
 
 
 
— Assurément, mon garçon. Vous êtes son disciple, et il est votre maître. De plus, pour une raison qui m’échappe encore, vous et lui être liés. D’une manière tout à fait singulière. »
 
 
 
 
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Примечания : (Nilstilar, 2024-09-19)

II·I - Le Kami Noir

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An 2481 de Jena


« Je vais les exterminer. Tous. Jusqu’au dernier.

— Fort bien. Et qu'envisagez-vous, mon garçon, une fois que vous aurez vaincu cet adversaire ? Quelles sont vos intentions pour reprendre le cours de votre existence ? Je vous souhaite d’aspirer à la reconstruction, plutôt qu'à la destruction. »

Pü fixa quelques secondes ses paumes imprégnées d’hémolymphe et de fragments de carapaces. Ses intentions pour reprendre le cours de son existence ? Il n’en savait rien. Depuis que sa tribu avait été anéantie, sa vie avait perdu tout son sens. Comme à son habitude, la Voix qui l’accompagnait depuis le massacre avait visé juste. Et si elle s’était montrée extrêmement précieuse il y a quelques semaines encore, en l’aidant à combattre les pensées suicidaires qui l’habitaient constamment, les choses étaient différentes désormais. Car pour le jeune Zoraï, les conseils que lui prodiguait la voix intérieure s’étaient progressivement mués en reproches, le ton légèrement hautain qu’elle adoptait accentuant cette impression. Aussi, encore gorgé de l’adrénaline du combat qu’il venait de mener, Pü répondit-il sèchement.

« Je n’ai pas envie de répondre à tes questions rhétoriques, alors tais-toi. Tais-toi, ou va hanter un autre esprit.

— Hanter un autre esprit ? Je doute fort que cela soit concevable, mon garçon. Cependant, nul ne peut prétendre connaître toutes les vérités absolues. Afin de dissiper tout doute, peut-être devriez-vous envisager de partir à la recherche de ceux qui ont survécu ? Cela nous permettrait d'évaluer pleinement mes capacités. Qu'en pensez-vous ? »

Ignorant la Voix, Pü essuya ses mains sur les mousses froides qui recouvraient le sol, ramassa ses armes et se releva. Autour de lui, les corps massifs des créatures insectoïdes suintaient d’un liquide verdâtre, d’une hémolymphe poisseuse qui dégoulinait le long des carapaces brisées et se répandait abondamment sur le tapis végétal, transformant le givre en vapeur. Fixant les carcasses de l’ennemi, il repensa aux semaines qui venaient de s’écouler.

Peu après que Pü eut quitté la souche d’arbre-ciel dans laquelle il avait toujours vécu, désormais scellée en un gigantesque tombeau, un hiver particulièrement rude s’était abattu sur la Jungle. Une Jungle étrangement calme, qu’il s’était attendu à voir infestée de créatures. Au fond de lui, il avait espéré que cette vague de froid anormale était la réponse de Ma-Duk à l’essaim de monstres. Après tout, en tant que gardiens de la nature, les Kamis pouvaient contrôler les éléments, et durant l’hiver, la plupart des insectes entraient en hibernation. Malheureusement, il n’en était rien : les créatures n’étaient pas reparties dans les profondeurs d’Atys mais avaient simplement rejoint les nids qu’elles avaient construits en surface… Pü s’était remémoré les paroles de son père, persuadé que l’invasion des monstres était voulue par Ma-Duk pour mettre leur tribu à l'épreuve. Puis celles de Grand-Mère Bä-Bä, qui lui avait révélé que Ma-Duk n’y était pour rien, et que l’invasion touchait en réalité tout Atys.

Ce qu’il avait pu voir ces dernières semaines donnait pour le moment raison à la vénérable ancêtre : sur la route de Zoran, la capitale du pays, il avait croisé quelques villages, tous anéantis et vides de vie. Jusqu’alors, le voyage s’était déroulé sans encombre. La guerre ayant été, au moins dans ce secteur de la Jungle, totalement gagnée par l’envahisseur, ses troupes s’en étaient allées. Pour autant, les monstres n’avaient pas décidé d’abandonner cette contrée. Bien au contraire même. Très vite, un grand nombre de nouvelles créatures avaient investi la région. Et notamment celles dont il venait de se débarrasser. Ces spécimens étaient plus massifs que les vifs soldats à la carapace brune et à l’abdomen dardé et arqué sous leurs pattes, parcouru de reflets jaunâtres, qui avaient constitué le gros des troupes de la première vague de l’invasion. Ils l’étaient en revanche moins que les monstres noirs et tachetés de jaune de la seconde vague, à l’origine du massacre de sa tribu, et bien moins encore que le commandant hypertrophié et rutilant, celui-là même qui avait tué son père, son oncle et son frère… Dépourvus de dards, de crochets ou d’organes excréteurs de substances nocives, ces nouvelles créatures étaient plutôt inoffensives. Certes, elles possédaient une puissante paire de mandibules, rougeâtres, comme leurs six pattes. Mais de ce qu'avait pu voir Pü, cet appendice buccal ne servait qu’à découper la matière végétale dont elles se nourrissaient, et à récolter des ressources qu’elles stockaient sur leur large tête plate recouverte de mousse, afin de les transporter au cœur des grands nids dont elles semblaient être les principales ouvrières.

Constater qu’après le carnage était venu le temps du pillage, avait plongé Pü dans une profonde colère. Ses proches avaient-ils été tués simplement pour que ces nouvelles créatures puissent récolter en paix les ressources de la surface ? Atys n’était-elle pas assez généreuse pour que l’on puisse partager ses richesses ? Mais, comme pour punir l'idéalisme de cette question naïve, son esprit fit bientôt resurgir en lui le souvenir des cours d'histoire que sa mère lui prodiguait enfant : la Guerre de l’Aqueduc débuta lorsque l’Empire Fyros fut durement touché par la sécheresse, après que le Royaume de Matia eût asséché le fleuve Munshia et augmenté les taxes perçues sur les convois de la Route de l'Eau traversant son territoire. La plus longue guerre de l’histoire homine avait commencé par une querelle au sujet de l’eau, une ressource pourtant présente en abondance dans la Grande Flaque. De tout temps, l’accès aux ressources d’Atys avaient été à l’origine de conflits… Alors pourquoi ne pas imaginer que ces créatures intelligentes aient été animées par le même motif ?

Cette idée incongrue n’était qu’une parmi d’autres. Elle était le produit délirant d’un esprit malade. Brisé. À jamais marqué par la douleur. Car depuis ce terrible jour, Pü n’avait cessé de ressasser. Rien n’avait jamais réussi à lui faire penser à autre chose. Il cherchait à comprendre pourquoi ceux et celles qu’il aimait lui avaient été enlevés. Et ne trouvant pas de réponses satisfaisantes - aucune ne pouvait l’être - il laissa la haine le consumer. D’ordinaire si calme et mesuré, il jura sur Ma-Duk d’éliminer chacun des monstres insectoïdes qu’il croiserait, oubliant peu à peu la recherche de survivants et la quête que Grand-Mère Bä-Bä, mourante, lui avait confiée. Cette folie avait failli lui coûter la vie, alors qu’habitué à la placidité des récolteurs, il avait progressivement baissé sa garde. Car en réalité, tous les soldats ennemis n’avaient pas quitté la Jungle. Il fit cette découverte après avoir massacré plusieurs ouvriers affairés à découper l’écorce d’un grand dorao, un de ces arbres élancés à tronc lisse, dont les cimes formaient le gros de la canopée luxuriante de la région. Alors qu’il s’apprêtait à partir, il repéra au loin un groupe de créatures s’apparentant à celles de la première vague de l’invasion, mais possédant un abdomen plus fuselé, pareil à la queue d’un scorpion, et une carapace non pas brune, mais colorée de vert et de blanc. Enfin… ce furent plutôt les créatures en question qui le repérèrent. Ignorant totalement les troupeaux d’herbivores qui se trouvaient sur leur route, les monstres se ruèrent en direction de Pü, comme si elles le traquaient depuis un moment déjà. Si le premier réflexe du Zoraï fut de dégainer ses armes, la Voix le convainquit qu’il ne pourrait pas vaincre les six insectes géants en même temps. Ne pouvant pas rivaliser non plus avec leur vitesse de course, Pü n’eut d’autre choix que de grimper au sommet du dorao et de fuir dans la canopée. Et bien que les deux plus petits spécimens soient parvenus à le suivre, ils s’avérèrent bien moins agiles qu’un homin lorsqu’il s’agissait de sauter de branche en branche. Durant les semaines qui suivirent, Pü eut l’occasion de croiser à plusieurs reprises ces créatures, qu’il identifia comme les membres de patrouilles traquant exclusivement les homins qui auraient survécu à l’essaim. Un comportement qui témoignait à nouveau de l’intelligence collective de cette espèce insectoïde venue des profondeurs d’Atys…

Brisant le flux de ses pensées, la voix intérieure résonna dans sa tête.

« Si tel est réellement votre souhait, mon garçon, je peux tout à fait garder le silence. Cependant, je suis d'avis que la solitude ne vous convient guère. En réalité, après tous les efforts que j’ai déployés, j'ai peur de vous voir sombrer à nouveau. »

Les yeux toujours fixés sur les carcasses des monstres qu’il venait d’abattre, Pü sentit sa gorge se serrer. À nouveau, elle avait raison. Aussi agaçante fut-elle, cette voix mystérieuse restait une précieuse alliée. Sa seule alliée. Qu’elle appartienne réellement à quelqu’un, ou qu’elle soit le fruit de son imagination, elle était le dernier lien qui l’unissait à l’hominité disparue. Car seul au monde, il semblait l’être désormais.

À cette pensée, le rythme cardiaque du Zoraï accéléra et ses mains se mirent à trembler. Non pas à cause du froid, mais de la peur. Plutôt mourir que d’être seul. Tout. Tout sauf la solitude.

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« Vous vous en rapprochez grandement, mon garçon. »

Perché sur la cime d’un grand dorao, Pü devinait au loin la cité de Zoran, construite entre les rives du gigantesque Lac aux Temples et le delta du Ti-aïn, sa rivière affluente. Suivant des yeux le cours d’eau, qui serpentait depuis le nord-ouest, le regard du Zoraï se porta sur la Grande Montagne. La colossale structure racinaire brisait la ligne d’horizon par sa démesure et projetait son ombre protectrice sur la partie occidentale du pays, que l’on nommait Jungle Enténébrée. Source du Ti-aïn, elle était aussi et surtout le seul départ connu de la Canopée, large de plusieurs centaines de kilomètres et s’étendant en hauteur jusqu’à se fondre dans le réseau de racines célestes. Levant le masque vers le ciel pour suivre le parcours des ramifications aériennes, Pü fût soudainement ébloui par la lumière astrale de Jena que la dérive d'un nuage venait de libérer. Il secoua la tête et porta une dernière fois son regard sur la Cité-Temple. Il était temps de partir.

L’homin fuit le jour nu en se laissant chuter de quelques mètres et atterrit sur la branche où il avait déposé ses armes et son sac en toile. Dans ce dernier il conservait, entre autres, les reliques que Grand-Mère Bä-Bä lui avait confiées avant de mourir : le cube d’ambre renfermant les secrets du Culte Noir, le jeu de dés orangés qu’elle utilisait pour catalyser son pouvoir, communiquer avec les Kamis et prédire l'avenir de la tribu, sa dague cérémonielle et le nécessaire à tatouage. À ce jour, Pü ne savait toujours pas ce qu’il devait faire de ces reliques, notamment des dés, qu’il avait essayé de faire fonctionner ces dernières semaines, en vain. Il cherchait désespérément des réponses, et de jour en jour, le silence des Kamis se faisait de plus en plus cruel… Après avoir ramassé ses affaires, le Zoraï s’élança finalement vers le nord, sautant de branche en branche au travers de l’épais feuillage enneigé.

Deux heures et vingt kilomètres plus tard, Pü était juché sur la cime d’un nouveau grand dorao, donnant cette fois-ci directement sur la capitale du peuple Zoraï. La Cité-Temple avait été construite presque trois siècles auparavant à l’intérieur d’un immense nœud de l’Écorce, à l’allure de cratère, comme il en existait beaucoup dans cette région labyrinthique de la Jungle. Les flancs circulaires du nœud s’élevaient abruptement jusqu’à une hauteur d’environ deux cents mètres et étaient surplombés d’une large muraille. Jusqu’alors, aucune force homine n’avait réussi à pénétrer la cité. En 2328, alors que la Guerre de l’Aqueduc battait son plein, les troupes de l’Empire Fyros arrivèrent aux portes de Zoran en voulant contourner le front sud des Matis, et, l'Empereur Krythos étant persuadé que la Théocratie était alliée au Royaume de Matia, elles tentèrent de forcer son enceinte. Incapable d’y parvenir, et harcelée par les Forces zoraïs d’autodéfense, l’Armée Impériale se résolut à assiéger et à pilonner la capitale à l’aide de sa puissante artillerie, avant de repartir quelques jours plus tard vers le nord, là où se trouvait son objectif principal. En observant de loin l’état délabré de l’enceinte, Pü sut tout de suite que Zoran n’avait pas échappé au cataclysme. Si la cité avait de tout temps su repousser les envahisseurs homins, elle n’avait rien pu faire face aux ignobles insectes venus des profondeurs d’Atys… Examinant plus en détail les portes closes et la grosse brèche par laquelle il comptait s’infiltrer, Pü remarqua que certains dégâts structurels semblaient avoir été causés par des déflagrations, comme si les Forces zoraïs d’autodéfense avaient usé de puissants explosifs contre les envahisseurs, sans égard pour les infrastructures de la cité. Sauf si, bien sûr, cela était l'œuvre d’un type de créatures que Pü n’avait pas encore rencontré. Finalement, après avoir scruté les alentours une dernière fois, et vérifié qu’aucun monstre ne patrouillait dans le périmètre, le Zoraï descendit de son perchoir et escalada le flanc du nœud en direction de l’entrée de fortune qu’il avait repérée. Dans le cas où la cité serait encore habitée, emprunter l’un des douze escaliers permettant d’accéder à ses portes aurait bien trop attiré l’attention.

Arrivé aux pieds de la muraille, Pü trouva confirmation de la nature explosive de l’attaque ayant causé l’écroulement de cette partie de l’enceinte. Le sol était noirci et creusé sur une dizaine de mètres, et l’épaisse portion de mur avait tout bonnement été réduite en poussière. En revanche, il doutait désormais que des armes de la Théocratie aient été à l’origine des dégâts causés. Pour ce qu'il en savait, les Forces zoraïs d’autodéfense ne possédaient pas une telle puissance de feu. Les relations entre la Théocratie et la tribu de Pü étant extrêmement tendues, celle-ci suivait de près l'évolution des armements de celle-là. Au cas où. Et jamais ses espions n’avaient révélé l’existence de telles armes. S’engouffrant dans la brèche, Pü se remémora la seule fois où il s’était rendu à Zoran, accompagnant sa mère à un congrès organisé par le Conseil des Sages et réunissant toutes les tribus kamistes du pays. À l’époque, les ruelles de la cité grouillaient de passants, parmi lesquels certains avaient copieusement insulté les émissaires de la « Souche Maudite » – dont ils méprisaient les masques tatoués - alors que la garde escortait ces derniers jusqu’au point de rendez-vous. Mais dorénavant, s’il le voulait, Pü pouvait aller où bon lui semblait. Plus aucun garde ou passant ne pourrait l’en empêcher. Car face à lui, c’était une Zoran en ruines qui s'étendait. Une Zoran qui sentait la mort.

Dominant la cité circulaire, Pü contempla quelques secondes les habitations détruites, construites sur les flancs intérieurs du nœud, puis dirigea son regard vers le Zo’laï-gong, le temple kamiste le plus imposant du pays, trônant fièrement au fond de la vallée et faisant la fierté de ses habitants. Le Zo’laï-gong était une pyramide à base carrée abritant un dédale composé de salles de prières, dans lesquelles les bonzes et les Sages recevaient leurs fidèles, formaient leurs disciples et tentaient d’invoquer des Kamis, mais accueillant aussi les principaux bureaux de l'administration centrale ainsi que les appartements privés du Grand Sage Min-Cho et de ses conseillers. Le sommet de la pyramide, plat, formait la Grand-Place, là où les Sages se réunissaient pour discuter avec le peuple et où étaient organisées les rencontres importantes. C’était d’ailleurs ici même que s’était tenu le congrès tribal auquel la mère de Pü avait été invitée en tant que représentante de sa tribu, et auquel Pü avait participé. En résumé, le Zo’laï-gong était le premier lieu de culte du kamisme, mais aussi le siège du pouvoir central et celui des principales institutions du pays.

Pour honorer les Kamis et affirmer la grandeur de la civilisation zoraï, la Théocratie avait entrepris deux siècles auparavant la construction d'un gigantesque ouvrage architectural surplombant le Zo’laï-gong, achevé cinquante années plus tard : une pyramide inversée flottant à une vingtaine de mètres au-dessus de la Grand-Place et sur laquelle était posée une pyramide d'ambre de taille plus réduite. Ce monument, plus imposant encore que le temple qu’il couronnait, reposait sur des ambres aux propriétés électrostatiques, permettant à l’immense structure de léviter. En cela, il mettait en œuvre le savoir que la Karavan avait transmis aux Zoraïs par le passé. Pour cela, il était abhorré par la tribu de Pü, qui avait de tout temps rêvé à sa démolition. D’autant qu’il n’était pas simplement décoratif. En effet, le monument était aussi traversé d’un large puits de lumière qui prenait sa source dans la pyramide supérieure, conçue de sorte à amplifier la lumière astrale, et s’enfonçait dans les profondeurs obscures du temple grâce à un jeu complexe de miroirs. De ce fait, selon la tribu de Pü, cet édifice honorait également Jena, la Déesse de l’Astre du Jour. La déesse usurpatrice venue du ciel, étrangère à Atys, que la Théocratie Zoraï vénérait à tort comme étant le Kami Suprême.

Ainsi, quel ne fut pas le sentiment de joie qui traversa Pü lorsque, posant ses yeux sur le Zo’laï-gong, il découvrit l’état dans lequel le temple se trouvait. La pyramide était partiellement brisée, et le monument flottant, auparavant si majestueux, n’était plus. En lieu et place, un immense nuage de débris, constitué de blocs plus ou moins gros, dont certains avaient perdu leur propriété de lévitation et s’étaient écrasés lourdement sur le temple. Pü ne savait pas par quel miracle les créatures insectoïdes avaient réussi à démolir l’édifice hérétique, et alors que son esprit endoctriné s’apprêtait à les remercier en pensées, il se rappela douloureusement du sort qu’elles avaient réservé à sa tribu. Si l’essaim de monstres avait envahit tout Atys, alors chaque homin s’en était trouvé affecté, par sa propre mort ou celle d’un proche. Ami comme ennemi. Dans de telles circonstances, se réjouir du malheur de ses adversaires avait-il encore un sens ?

Dominant toujours la cité, Pü observa de longues secondes le nuage de débris, pensif, puis porta son regard sur la Grand-Place. Et alors qu’il fixait le sommet de la pyramide, quelque chose attira subitement son attention. Au vu de la distance qui le séparait du temple, il n’était pas en mesure de distinguer ce qui se trouvait en cet instant sur la Grand-Place. Il avait beau plisser les yeux sous son masque, rien n’y faisait. Pourtant, un étrange sentiment avait jailli en lui, et gagnait désormais en intensité. Ce qui avait attiré son attention n’était pas d’ordre visuel, mais d’ordre psychique. D’ordre spirituel. Quelque chose l’attendait au sommet du Zo’laï-gong. Quelque chose l’appelait. Ou plutôt quelqu’un. Oui, quelqu’un. Il en était certain. Quelqu’un de cher à son cœur. Mais qui ? Tous ceux qui comptaient pour lui avaient disparu. La Voix essaya de lui dire quelque chose, mais, pris dans une sorte de transe hypnotique, Pü l’entendit à peine. Oubliant toute prudence, il dévala alors les ruelles de la cité, à toute vitesse, avalant les kilomètres sans même regarder ce qui l’entourait. Arrivé aux pieds du Zo’laï-gong, il s’élança aussitôt à l’assaut de l’escalier qui lui faisait face et gravit les marches deux à deux. Comme à plusieurs reprises durant sa course effrénée, la Voix essaya de l’interpeller, en vain.

C’est finalement à bout de souffle que Pü arriva au sommet de la pyramide. Obnubilé par son objectif, il avait mal géré son endurance et mal tiré parti de la Sève qui l’irriguait. Penché en avant, les mains appuyées sur ses cuisses douloureuses, le Zoraï observait le centre du Taki-hay en haletant. Il observait le dos de celui qu’il était venu chercher. Le premier homin vivant qu’il voyait depuis plusieurs semaines… Au vu de la couleur acajou de ses cheveux, il s’agissait certainement d’un Fyros. Mais était-ce celui que Grand-Mère Bä-Bä lui avait demandé de trouver ? Le cœur de Pü s’emballa, et au même moment, une main lui saisit la nuque et la lame d’une dague glissa contre sa gorge.

« Si tu bouges, je sépare ta tête du reste de ton corps, c’est bien clair ? J’ai pas envie que ça arrive, alors joue au pas con. Le chef va être déçu si je te tue. »

Au vu de la manière dont la dague était tenue, Pü sut tout de suite que son assaillant était moins expérimenté que lui. Il avait néanmoins eu le mérite de lui faire reprendre ses esprits. La voix intérieure résonna aussitôt dans son esprit.

« Voilà donc ! Malgré mes conseils vous incitant à plus de discrétion, vous avez fait preuve, mon garçon, d'une grande négligence ! Les barricades, les soldats pendus, les charniers à peine refroidis : la cité est toujours peuplée ! Et pas uniquement par de simples survivants, si vous voulez mon avis. »

Alerté par le murmure menaçant de son acolyte, le Fyros se retourna. Plutôt chétif, il portait une longue barbe tressée, et tenait en main une bouteille d’alcool.

« Y’a quelqu’un ? Hé, t’es qui toi ? baragouina le Fyros, à l'évidence saoul.

— Viens m’aider, j’ai attrapé un gros poisson ! » répondit l’assaillant de Pü.

Pü dévisagea l’homin et se demanda à nouveau s’il était réellement le Fyros qu’il devait trouver. Ivre, l’inconnu avança d’un pas maladroit et lâcha accidentellement sa bouteille. Pü suivit l’objet du regard, qui vint se briser sur le sol de la Grand-Place. Juste à côté d’une petite forme noire et immobile, auparavant masquée par le corps du Fyros. Une forme noire, dans laquelle était plantée une étrange lance. Une forme d’un noir profond, sur laquelle deux petites sphères blanches étaient imprimées. Un Kami Noir, empalé. Comprenant instantanément que le Fyros n’avait rien à voir avec l’appel psychique qu’il avait entendu, Pü fût submergé d’un sentiment de colère. Ces homins avaient-ils osé s’en prendre à un Kami ? Ne faisant ni une ni deux, il saisit le bras qui menaçait de l’égorger et lui brisa le poignet pour le désarmer. De sa main libre, il attrapa la dague dans sa chute et la lança en direction du Fyros, qui la reçut en pleine poitrine et chuta en arrière. Finalement, il empoigna à deux mains le bras meurtri de son assaillant et le fit basculer par-dessus son épaule.

Posant pour la première fois son regard sur le visage de celui qui l’avait attaqué par surprise, Pü eut un mouvement de recul et lâcha son bras. Ce visage, ou plutôt ce masque, était bardé de profondes cicatrices. Pire encore étaient ses cornes, toutes coupées à ras de la peau. Si ce n’était pas la première fois que Pü rencontrait un Zoraï portant ce type de mutilations, jamais il n’aurait imaginé en croiser un ici. Qu’est-ce qu’un Antékami faisait à Zoran ? Comme la tribu de Pü, les Antékamis formaient une tribu s'opposant violemment à la Théocratie Zoraï. Une tribu peuplée de Zoraïs n’ayant jamais réussi à accepter le roman national et le mode de vie imposé par la dynastie Cho au cours des siècles passés. Pour autant, les deux tribus n’étaient pas alliées. Loin de là même. Car à l’inverse de la tribu de Pü, les Antékamis ne rejetaient pas seulement Jena, mais aussi l’ensemble des Kamis. Là où la Théocratie et la tribu de Pü pouvaient au moins s’entendre sur l’amour qu’ils portaient aux Kamis, les Antékamis ne partageaient rien avec leur peuple, hormis cette peau bleue et ce masque dont ils n'étaient jamais parvenus à empêcher la pousse. Ce masque qu’ils mutilaient à mort, en guise de symbole. À bien y regarder, les Antékamis étaient le miroir exact de la Théocratie. La négation même du peuple Zoraï.

Plein de haine, Pü attrapa l’Antékami par la gorge et le souleva d’une seule main. Il devait tuer cet hérétique. Selon les enseignements qu’il avait reçus, il n’y avait rien de pire qu’un Antékami. Ils étaient la lie de l’hominité, et méritaient d’être exterminés jusqu’au dernier. Comme par réflexe, Pü commença à étrangler le Zoraï qui tentait en vain de se libérer. Puis, il croisa son regard. Un regard empli de terreur. Inspectant plus largement l’individu, il comprit qu’il avait à faire à quelqu’un de plutôt jeune. L’Antékami devait avoir dans les quinze ans.

« Est-ce réellement indispensable, mon garçon ? Sondez votre cœur, vous ne le voulez pas. »

Comme à son habitude, la Voix avait visé juste. Son père et son frère n’étaient plus. Sa mère et Grand-Mère Bä-Bä n’étaient plus. Sa tribu n’était plus. Mener la Guerre Sacrée avait-il encore un sens ? Durant les semaines écoulées, la question l’avait souvent hanté. Sur son lit de mort, Grand-Mère Bä-Bä lui avait enjoint de mener la Guerre Sacrée « à sa manière ». Que cela signifiait-il ? Pü se perdit quelques instants dans les yeux terrifiés de l’Antékami, comme pour y chercher une réponse. Et s’il n’en trouva aucune, il sut en revanche ce qu’il ne souhaitait pas en cet instant : donner à nouveau la mort à un homin. Ses derniers meurtres, qui dataient de l’époque de son exil dans le Royaume de Matia, le hantaient encore. Alors, Pü approcha son masque du sien.

« Zoran est tombée, murmura-t-il. Min-Cho et son troupeau de Sages sont certainement enfouis sous les décombres du Zo’laï-gong. La Théocratie n’est plus, ton combat est donc terminé. Et si les Kamis t’ont permis d’échapper à la mort, c’est uniquement pour que tu puisses passer le reste de ta vie à faire acte de pénitence. Je respecterai leur choix, et pour cette raison, je ne te tuerai pas. »

D’un geste puissant, Pü projeta l’Antékami en arrière, lequel s’écroula piteusement dans l’escalier qui menait au sommet de la pyramide.

« Mon garçon, au lieu de prodiguer un prêche, auquel vous ne souscrivez d'ailleurs pas, vous auriez dû demander au jeune homin la raison de sa présence en ces lieux.»

Pour toute réponse, Pü se dirigea vers le Fyros d’un pas assuré. Toujours au sol, celui-ci avait retiré la dague de sa poitrine et semblait éprouver des difficultés à utiliser les pouvoirs de la Sève pour soigner sa blessure. Arrivé à son niveau, Pü s’agenouilla auprès du blessé et plongea deux doigts dans sa plaie. Le Fyros hurla de douleur. De son autre main, Pü effleura la fourrure du Kami. Elle était étrangement rigide. Le Kami était comme paralysé. Statufié. Entravé par cette lance noire constituée d’une matière brillante et sillonnée de fines lignes verticales et horizontales. Pourtant, ses deux yeux blancs semblaient le fixer.

« Qui es-tu ? demanda-t-il à sa victime sans même la regarder. Qu’est-ce que toi et tes camarades faites ici, et qu’est-il arrivé à ce Kami ? Réponds-moi !

— Pitié, me tue pas ! gémit le Fyros. Je m’appelle Lygridos, moi et les autres on s’est échappé de la prison de Zoran après le départ de la Karavan ! Ils ont pilonné la ville avec leurs vaisseaux, la moitié de la prison s’est écroulée ! Putain j’ai mal, arrête !

— La Karavan ? interrogea Pü en quittant le Kami des yeux. Qu’est-ce que la Karavan faisait à Zoran ? Est-ce la Karavan qui s’en est pris au Kami ?

— La Karavan est venue aider les habitants de Zoran à fuir ! Beaucoup ont été évacués dans de grands transporteurs. Beaucoup d’autres ont été abandonnés sur place, comme nous ! Après l'évacuation, ils ont pilonné la ville pour tuer un maximum d’insectes, sans se soucier des victimes collatérales ! Je t’en prie, arrête ! »

À ces mots, Pü comprit pourquoi la cité était en ruine : les dégâts étaient moins liés aux insectes géants qu’à l’action de la Karavan. Il se demanda ensuite si les Kamis étaient à leur tour intervenus.

« Parle-moi du Kami ! Que faisait-il à Zoran ? Que lui est-il arrivé ? hurla Pü en enfonçant un peu plus ses doigts.

— On sait pas pour le Kami ! On l’a trouvé dans une rue, dans cet état ! Y’avait des agents de la Karavan en petits morceaux à côté de lui. On sait pas ce qu’il s’est passé, mais c’est pas nous qui l’avons planté, j’te promets ! »

Pü approcha sa main libre de l’entrave, la frôla du bout des doigts, et sentit son crâne vibrer. La lance semblait agir sur sa graine de vie. Il retira ses doigts de la plaie du Fyros, l’attrapa par le col et le releva sans ménagement.

« Sais-tu si d’autres Kamis étaient présents au moment de l’invasion ? En avez-vous croisé d’autres ?

— Non, aucun autre ! Ni vivants ni morts ! On en a discuté entre nous, et on dirait que seule la Karavan est intervenue pour aider les habitants. Pitié ! On l'a simplement monté ici pour rigoler !

— Pour "rigoler" ? Je vais le libérer, et nous verrons bien si tu as menti. Si c’est le cas, toi et tes camarades en payerez le prix. »

Pour toute réponse, le Fyros gémit et chancela en direction de l’escalier où l’Antékami avait chuté. Pü attendit de le voir disparaître avant de reposer son regard sur la lance. Deux sentiments de colère l’habitaient. La colère de voir la façon dont ces barbares avaient traité le Kami, et la colère de savoir que les Kamis n’aient pas daigné sauver ses proches.

« Je vous recommande vivement de ne point toucher cet objet, mon garçon. Vous vous exposez au risque de connaître un sort similaire à celui de ce Kami. Ou pire encore. »

La Voix avait certainement raison. Mais en fixant une nouvelle fois les yeux figés du Kami, et malgré la rancœur qui l’habitait en cet instant, Pü sut qu’il n’avait pas le choix. Il approcha ses deux mains de la lance, ferma les yeux, calma sa respiration et repensa aux préceptes que son oncle lui avait enseignés de son vivant. Alors que son crâne se remettait à vibrer, l’un deux lui revint à l’esprit.

« Ma-Duk nous offre l'ultime douleur pour que nulle peine au monde ne puisse atteindre jamais ses soldats. »

S’il n’avait jamais été proche de son père, il l’était en revanche de son oncle. Ke’val était son maître d’armes. Il était celui qui lui avait tout appris, sur le plan martial, et qui avait fait de lui un guerrier accompli. Il était celui à qui il aurait dû succéder. Celui qui lui avait donné les clés qui lui permettaient d’endurer la douleur présente. Car à l’instant même où Pü saisit la lance, il crut sa tête exploser. Puis des vagues de douleur se propagèrent depuis son crâne et inondèrent tout son être. Comme durant la pousse de son masque. Cependant, en réaction, son corps réagit autrement, et tous ses muscles se figèrent instantanément. Il essaya de se dégager, mais cela ne fit que démultiplier la douleur. Il nageait à contre-courant. Pourtant, il n’avait pas le choix. Alors, comme durant la pousse de son masque, il se concentra sur sa graine de vie et accepta la sensation. Elle lui était familière. Il arrêta de nager et plongea dans cet océan de douleur. Et, petit à petit, les mains serrées autour de l’objet maudit, il exerça un mouvement de tirage. Millimètre par millimètre.

Au moment où le dernier centimètre de la lance se dégagea du corps du Kami, l’effet s’arrêta soudainement et Pü put libérer ses mains. Finalement, il lui avait fallu moins d’une minute pour retirer l’entrave, bien qu’il eut l’impression que le supplice avait duré des heures. Exténué, il tomba à genoux. Quant au Kami, il se répandit en une flaque de poils noire, dans laquelle flottèrent les deux sphères blanches. La créature divine avait perdu toute consistance. Soucieux, Pü tenta d’interagir avec elle, mais le tumulte qui surgit depuis les flancs de la pyramide le convainquit de se concentrer avant tout sur son propre état. Quelque chose arrivait. Le Zoraï se mit debout, chancela légèrement, puis essaya d’infuser de la Sève dans son corps. Malheureusement, il peina à manipuler comme il le souhaitait le flux qui l’irriguait. La douleur avait laissé place à une sensation d’engourdissement général : son corps répondait mal, ses sens semblaient altérés et ses pensées étaient confuses. Comme si sa graine de vie n’était pas totalement remise du maléfice de l’entrave. Et si son état s’améliorait doucement, il savait qu’il ne serait jamais remis à temps. Car le vacarme montant, qui mêlait voix et bruits de bottes, était désormais à portée.

Pü jeta un coup d’œil au Kami, toujours flasque, puis dégaina son épée de sa main gauche et accrocha sa rondache à son bras droit. En épargnant les deux individus, il leur avait permis d’aller chercher du renfort. Il devait en assumer les conséquences et protéger la créature divine coûte que coûte. Essayant d’optimiser le temps qui lui restait, Pü ferma les yeux et se concentra autant qu’il pu sur sa régénération. Plusieurs homins étaient déjà arrivés au sommet, d’autres se rapprochaient de lui. Il les entendait. Quand il rouvrit finalement les yeux, une petite cinquantaine d’individus l’entouraient. Si plus de la moitié étaient des Zoraïs, tous n’étaient pas des Antékamis. Quant au reste du groupe, il était composé majoritairement de Matis et de Trykers. Les Fyros étaient minoritaires, tout comme les homines. De vifs coups d’œil, Pü analysa ses adversaires. Certains portaient des tenues de prisonniers, et tous étaient armés. Pour autant, une minorité seulement avait l’allure de combattants. Un Antékami, notamment, se distinguait. Non pas du fait de la large croix boursouflée qui déchirait son masque, mais par l’accoutrement qu’il portait : tenue constituée en partie de pièces d’armure de la Karavan. Trapu et plutôt petit pour un Zoraï, sa main crispée au bout d'un bras musculeux serrait le manche d’une grosse massue à la tête hérissée d’épines. Pü dévisagea quelques secondes l’individu. C’était la première fois qu’il voyait un homin équipé comme le sont habituellement les Agents de la Karavan. En guise de réponse, celui-ci inclina son masque et s’avança vers le centre du cercle. Arrivé à trois mètres de Pü, il posa le manche de son arme sur son épaule et prit la parole. Son ton était narquois.

« Au début, je ne les ai pas crus. Mais finalement, ce n’est pas surprenant. Qui d’autre que toi aurait pu survivre à cette catastrophe ? Je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi tenace que toi, Sang. »

En entendant le nom de son père, Pü fut d’abord étonné. Comment pouvait-il le connaître, et surtout, comment pouvait-il le prendre pour lui ? Puis il se rappela du masque qu’il portait désormais. Pour honorer le souvenir de sa tribu et respecter les dernières volontés de Grand-Mère Bä-Bä, il avait accepté le titre de Masque Noir, et s’était tatoué en conséquence. L’esprit toujours engourdi par l’entrave, Pü répondit sans se poser plus de questions.

« Je ne suis pas Sang, je suis son fils. Qui es-tu ?

— Son fils ? Ainsi, Sang a passé le flambeau à son aîné ? Je ne pensais pas voir ça de mon vivant. J’espère au moins qu’il est mort pitoyablement. »

À ces mots, la mâchoire de Pü se serra. Non parce que l’Antékami avait insulté son père, mais parce qu’il l’avait confondu avec son frère. Son frère, qui avait toujours été destiné à devenir un jour le Masque Noir. Son frère, qu’il aurait pu sauver ce jour-là… Pü pointa son interlocuteur avec son épée et reposa sa question.

« Qui es-tu ? »

L’Antékami rigola, leva les bras puis tourna sur lui-même. Sa massue semblait ne rien peser.

« Je suis qui, les gars ? »

Alors, en chœur, le cercle d’homins leva ses armes et hurla.

« Zunak ! Zunak ! Zunak ! »

Les cris continuèrent jusqu’à ce que l’Antékami abaisse ses mains et s'avance d’un pas vers Pü.

« Voilà qui je suis. Ton père t’a parlé de moi ? »

La réponse était non. Pü n’avait jamais entendu parler de cet individu. Sa tribu étant en guerre ouverte contre les Antékamis, il n’était pas, après tout, étonnant que son père connaisse certains de ses ennemis. Mais à cet instant, son identité lui importait peu. L’état du Kami ne semblait pas s’améliorer, et lui-même n’avait pas totalement récupéré. Il devait réfléchir à une issue, et gagner du temps.

« Non, mon père ne m’a jamais parlé de toi. Mais je serai curieux d’en savoir plus.

— Ah ? Je suis déçu. J’étais l’un des meneurs des Antékamis avant de finir au trou. Ton père et moi entretenions une relation… passionnée. On s’est promis à chacun plein d’horribles choses. Maintenant, je suis le chef de cette petite bande. Et aussi le nouveau dirigeant de Zoran.

— Est-ce à cause de mon père que tu as terminé en prison ?

— Oh non, pas du tout. Il aurait clairement préféré me tuer, dit-il en avançant d’un nouveau pas. »

Pü analysa la posture du dénommé Zunak, qui semblait prêt à attaquer. Dans le dos de l’Antékami, il surprit deux prisonniers se faisant signe de la tête. C’étaient le Zoraï et le Fyros qu’il avait épargnés un peu plus tôt.

« C’est mon armure que tu regardes comme ça ? renchérit l’Antékami. Je l’ai récupérée sur le corps d’un Agent de la Karavan gravement blessé par un kitin.

— Un kitin ?

— Ouais, c’est comme ça la Karavan nomme les insectes géants. Donc, l’Agent était vraiment en mauvais état, il avait besoin d’aide. Bien sûr, je ne l’ai pas aidé. J’ai simplement récupéré son équipement. T’as déjà vu un Agent sans armure ? Le plus choquant, ça a été quand j’ai enlevé son casque… »

L’Antékami s’appuya sur sa massue et fixa Pü sans rien dire. En vérité, Pü était intrigué. Comme beaucoup, il s’était longtemps questionné sur l’apparence réelle des Agents de la Karavan. Comme les quatre peuples homins, ils possédaient deux bras, deux jambes et une tête. Ils maîtrisaient aussi chacune des langues atysiennes et exhibaient généralement des manières d’être et de faire homines. En cela, ils était pour beaucoup bien plus facile de s’identifier aux Agents de la Karavan qu’aux Kamis, avec qui il était souvent compliqué de communiquer. Mais les Kamis avaient pour eux de s’exposer tels qu’ils étaient au monde, tandis que les Agents de la Karavan restaient murés derrière leurs imperméables et froides armures. Zunak s’avança et continua. Il était désormais à un mètre de Pü.

« À mon avis, on doit pas être beaucoup sur Atys à avoir vu le visage d’un Agent. Y’a deux choses qui m'ont étonné. La première, c’est l’impression de familiarité. En le regardant, j’ai eu l’impression d’avoir toujours su à quoi il ressemblait, alors qu’il n’était ni matis, ni fyros, ni tryker, et encore moins zoraï. C’était comme s’il appartenait à un autre peuple d’homins. C’était vraiment très étrange. La seconde, c’est la manière dont il a réagi… »

L’Antékami fit une pause et serra plus fermement le manche de son arme. Pü, bien que suspendu à ses lèvres, préparait sa contre-attaque.

« À son regard, j’ai compris qu’il était terrifié. Et j’ai vite compris pourquoi. En fait, il n'a pas fait long feu. Il s’est mis à suffoquer, comme s’il n’était pas capable de respirer. Ou plutôt comme si l’air qu’il respirait était du poison. Car rapidement, il s’est mis à tousser du sang. Puis le blanc de ses yeux est devenu rouge et la peau de son visage s’est mise à pourrir. À noircir. Je dirai que ça à duré même pas une minute. Juste avant de crever, des poils avaient poussé au travers de sa peau nécrosée, et j’ai même eu l’impression que son crâne était en train de se déformer. Puis… »

Et sans prévenir, Zunak envoya la tête de sa massue en direction du masque de Pü. Préparé, ce dernier fléchit les genoux et esquiva sans peine l’attaque. Il prit ensuite appui sur sa rondache pour libérer sa jambe gauche et balayer les jambes de l’Antékami. Alors que celui-ci s’écroulait lourdement sur le sol, Pü s’était déjà relevé, prêt à accueillir ses nombreux adversaires, d’ores et déjà en train de se ruer sur lui en hurlant. Même s’il le redoutait, pour protéger le Kami, il était prêt à tuer.

« Mon garçon, en dépit de vos compétences, il vous est impossible, en votre seule personne, de triompher d'une cinquantaine d'individus armés. Vous devez vous résoudre à prendre la fuite. Vous n'avez guère d’alternative ! »

Fuir ? Et abandonner le Kami ? C’était inconcevable. Pourtant, la Voix avait raison. D’autant qu’il n’était pas encore totalement remis du maléfice de l’entrave. Car si Pü réussit à mettre hors d'état de nuire les premiers ennemis arrivés à son contact, il fut vite submergé par une nuée de lames et de pointes. Dans la confusion, il entendit Zunak hurler à ses sbires de ne pas le tuer, qu’il voulait s’en charger lui-même. Cela explique sans doute pourquoi sa poitrine et sa tête furent relativement épargnées, ce qui ne fut pas le cas de ses membres, lacérés de toute part. Lorsque deux lances lui embrochèrent finalement les cuisses, Pü fut contraint de céder et tomba à genoux. L’un des prisonniers, plus téméraire que les autres, en profita pour lui planter sa hache dans le ventre. Un éclair de douleur traversa le corps du Zoraï, dont la vision se troubla. Il avait atteint les limites de son endurance à manipuler la Sève. Il n’était plus en mesure de se soigner. Il aurait dû fuir. Revenir plus tard. Pour le Kami. Pü lâcha son épée, et dans un dernier sursaut, lui jeta un regard. C’est alors que la créature divine entra en convulsions.

Dans une vision dérangeante, un tentacule noir surgit d’elle et transperça d’un coup précis le cœur du porteur de la hache. Puis la masse gonfla et d’autres tentacules suivirent. La confusion s’accentua et les hurlements guerriers se muèrent en cris de panique. Toujours cloué au sol, Pü se débarrassa des lances qui l’entravaient et chercha du bout de ses doigts son épée. Un Fyros s’effondra alors devant lui. Lygridos, le soûlard qu’il avait épargné. Dans sa tête, la Voix lui hurlait quelque chose. Mais Pü ne l’entendait pas. Il était totalement sonné par la boucherie chaotique qu’était devenue de combat. D’autant que le Fyros hurlait lui aussi. De peur et de douleur. Il hurlait la perte de ses jambes, totalement prisonnières du Kami. Ou plutôt de l’ignoble fente bardée de dents qui avait pris forme sur son corps gonflé.

« Mon garçon, vous devez toucher le Kami ! Il vous le demande ! Ne l’entendez-vous pas ? »

Le toucher ? L’entendre ? Bien que n’étant pas certain de comprendre ce que la Voix voulait lui dire, Pü lui obéit. Il attrapa son épée, s’appuya sur elle pour se relever et enjamba le Fyros, dont les hurlements de douleur s’étaient mués en cris d’agonie. Si la plupart des homins avaient fui la Grand-Place, certains étaient encore présents, dont le jeune Antékami qu’il avait sermonné. Il était aux prises avec un tentacule essayant de l’étrangler. Dépourvu de peur, Pü tendit lentement sa main vers la monstrueuse créature, sans cesser jamais de fixer l’Antékami. Lui était transi de peur. Finalement, il aurait dû le tuer. Sa mort aurait été plus douce. Aussi douce que la fourrure noire du Kami, dont il venait de saisir les poils. Aussi douce et chaude que la vague de Sève qui venait de le traverser. Sur le moment, Pü crut que le Kami était en train de guérir ses blessures. Puis des lignes ambrées étincelantes se superposèrent au masque de l’Antékami. Puis à son corps. Puis à tout ce sur quoi Pü porta son regard. Le Kami, particulièrement, avait troqué sa fourrure noire contre un éblouissant habit de lumière. Confus, le Zoraï le fixa quelques secondes, puis leva la tête. Dans le ciel d’Atys, les racines de la Canopée s’étaient transformées en artères flamboyantes et battantes. Pü les suivit du regard jusqu’à trouver la Grande Montagne, elle aussi gorgée de lumière, et dont la base venait se perdre dans la mer étincelante qu’était devenue la jungle. C’est en baissant le masque qu’il comprit que l’altération touchait avant tout la matière vivante. La Cité de Zoran, et notamment ses bâtiments, rayonnait bien moins que les arbres qui bordaient sa large muraille. Le phénomène s’accentua alors que les éléments les moins brillants de son champ visuel s’effaçaient, profitant aux branches les plus incandescentes du réseau lumineux qu’il distinguait désormais parfaitement. La vision hallucinée s’amplifia lorsque Pü regarda ses pieds. Se rendant compte qu’il était dorénavant capable de voir au travers de la matière, il fut pris d’un terrible vertige et manqua de chuter. Debout sur le vide, il observait de nouvelles artères flamboyantes et battantes, semblables à celles de la Canopée, situées cette fois-ci dans les profondeurs d’Atys. Toutes semblaient irriguer la Jungle de leur chaleur. Et toutes semblaient prendre source au même endroit. Un lieu situé au centre de tout, à plusieurs milliers de kilomètres de là. Un globe palpitant, composé de lumière, plus éblouissant encore que l’astre maudit de Jena. Le cœur étincelant du monde. Ma-Duk. Émerveillé, Pü fixa l’étoile abyssale. Elle lui brûlait les rétines. Puis, un chant liturgique s’éleva. Il était temps pour lui de partir. Temps pour lui de le rejoindre. Alors, Pü bascula en avant et s’enfonça dans le Zo’laï-gong, comme si son corps avait perdu toute consistance. C’est en tout cas l’impression qu’il eut avant de perdre conscience.

Bélénor Nébius, narrateur

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