II.6 — различия между версиями

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{{Quotation|''Bélénor Nébius, narrator''|
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Un tintement cristallin se répercuta dans le large couloir, bientôt suivi du martèlement de pas précipités.
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« Puis-je vous aider maître ? lança un Zoraï vêtu d’une combinaison blanche en poussant la porte de la salle d'expérimentation, le souffle court.
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– Oui, répondit Marung en relâchant la ficelle qui actionnait le système de cloches, puis en pointant une dague effilée dans sa direction. Donne-moi ta main s’il te plaît. »
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Légèrement apeuré, mais désormais accoutumé aux caprices du sorcier et conscient des conséquences d’un refus, le Zoraï tendit sa paume sans la moindre hésitation. La lame trancha sa peau d’un geste net et précis. Marung, tenant un bol au fond conique dans son autre main, y récolta le sang qui coulait de la plaie. Une fois sa tâche accomplie, il referma la blessure d’un simple sort et congédia l’homin.
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La manière dégradante dont Marung traitait son personnel, et plus généralement tous ceux qu’il jugeait indignes d’intérêt, avait le don d’exaspérer Pü. Bien qu’il ait rejoint le sorcier depuis plusieurs semaines, il ne s’y était toujours pas habitué. Pourtant, il ne regrettait pas sa décision. Lorsqu’au cours de leur première rencontre Marung lui avait proposé de le suivre, il avait accepté sans hésiter. Après plusieurs années d’isolement, sans personne pour lui adresser plus de quelques mots avant de le fuir, Marung était une exception. Non seulement il ne craignait pas Pü, mais il manifestait également un véritable intérêt à son égard et le tenait en haute estime.
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En effet, le sorcier n’avait cesser de souligner la singularité de sa constitution, qu’il avait perçue dès leur rencontre dans la bibliothèque de Taï-Toon, et qui expliquait selon lui le lien si singulier qu’il partageait avec le Kami Noir. D’abord méfiant, Pü s’était laissé séduire par ses paroles. Pour la première fois depuis longtemps, il était soulagé que quelqu’un perçoive en lui autre chose qu’un simple présage de malheur. Puis, il nourrissait également une certaine curiosité : qu’allait conclure le sorcier à son sujet, lui qui avait des qualifications indéniables ? Après l’avoir observé plusieurs fois travailler, Pü devait bien admettre que la science, les rituels, et autres expériences de Marung étaient très avancées. En l'observant ainsi, il s'était déjà demandé jusqu’où le sorcier pourrait progresser en atteignant l’âge de Grand-Mère Bä-Bä, dans bien des décennies.
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« Je te laisse faire, dit Marung à Pü, en lui tendant la dague après l’avoir nettoyée avec une solution alcoolisée.
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– Pourquoi ne pas avoir utilisé ton propre sang ? répondit-il en saisissant la lame pour s’entailler la paume, laissant son sang couler dans un second bol semblable au premier.
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– Car seul le sang d’un simple homin peut révéler en quoi tu es supérieur. »
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Pü leva les yeux au ciel. Chez Marung, cette condescendance n’était pas comportement instinctif, mais attitude délibérée : le sorcier saisissait chaque occasion pour rappeler qu’il se considérait comme quelqu’un d’important. Pü, à l’inverse, n’avait jamais été à l’aise avec l’idée de se placer au-dessus des autres. S’il avait tenté de le faire ces derniers mois, c’était uniquement pour convaincre les survivants qu’il avait croisé de le suivre, et ses efforts s’étaient invariablement soldés par des échecs. Là où Pü aurait tout donné pour vivre et mourir dans la souche d’arbre-ciel qui l’avait vu naître, entouré des siens et loin du poids de la prophétie, Marung, lui, n’avait jamais cessé d’aspirer à devenir quelqu’un de grand. Au fil des semaines passées ensemble, Pü avait appris qu’avant d’être le disciple le plus prometteur du Grand Sage Min-Cho, Marung avait grandi dans une famille influente, appartenant à l’élite culturelle et spirituelle de Zoran, et comptant parmi ses ancêtres d'illustres Zoraïs. Repéré très tôt par le Conseil des Sages, Marung s’était rapidement imposé comme une figure prometteuse, doté du potentiel requis pour rejoindre un jour le Conseil des Sages, voire même prétendre au titre prestigieux de Grand Sage de la Théocratie. Et si la chute de la civilisation Zoraï et la fuite précipitée de l’oligarchie de Zoran avaient mis un terme aux ambitions politiques de Marung, le sorcier semblait désormais poursuivre d’autres desseins.
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« Merci encore pour ta patience, reprit-il en plaçant avec soin les deux bols sur un trébuchet posé sur la table de manipulation qui leur faisait face. J’aurais aimé te montrer cela plus tôt, mais, comme tu as pu le constater, mes obligations sont nombreuses. Le rituel que je vais effectuer n’est pas particulièrement complexe, mais il repose sur une compréhension nouvelle de la Sève. Il a été mis au point il y a seulement quelques années et était encore inconnu du grand public avant la chute de la Théocratie. »
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Marung marqua une pause pour vérifier le poids des bols. Il retira une petite quantité de sang du plus lourd, ajustant avec précision son remplissage jusqu’à ce que les deux récipients affichent un poids parfaitement identique, puis releva le masque une fois satisfait.
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« Bien, je vais pouvoir commencer. »
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Posant le premier bol devant lui, il ouvrit ensuite une longue boîte d’où il sortit trois objets : deux petites sphères et une tige façonnées dans le même matériau grisâtre. Probablement de l’os. Les trois pièces étaient ornés d’idéogrammes zoraïs finement tracés. Avec une précision cérémonielle, Marung plaça une des deux sphères au centre du premier bol et attendit patiemment que la surface du sang qu’il contenait se stabilise. Il introduisit ensuite la tige dans le bol et la fit glisser le long du bord en un mouvement circulaire, maîtrisé et régulier. Peu à peu, un tourbillon commença à creuser la surface du liquide. Tandis que le mouvement gagnait en intensité, le sorcier commença à psalmodier une stance quasi inaudible. Ses intonations semblaient résonner avec la sphère, qui ralentit progressivement avant d’inverser son sens de rotation. Au fil des secondes, la teinte grisâtre de la sphère vira lentement au rouge profond, tandis que sa surface prenait une apparence cristalline et semblait légèrement s’épaissir. Finalement, le sorcier acheva son incantation et plongea une cuillère dans le bol pour en retirer la sphère. Elle avait légèrement grossi et arborait une robe écarlate scintillant sous la lumière de la pièce, comme si une partie du sang s’était vitrifiée autour de celle-ci. Marung la souleva alors à hauteur du masque de Pü et la maintint juste devant ses yeux.
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« Voilà la part de particules spirituelle contenu dans le sang de ce dévoué subordonné. Un Zoraï comme les autres... Un Fortuné. Bien loin de ce que je vais te montrer maintenant. »
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Marung nettoya soigneusement la baguette avec la même solution alcoolisée qu’il avait utilisée pour désinfecter la dague, puis l’essuya avec soin. Une fois celle-ci propre, il plaça la seconde sphère au centre du bol contenant le sang de Pü. Reprenant le même rituel, il fit glisser la baguette le long du bord du récipient, imprimant le même mouvement circulaire et  régulier, et prononçant la même stance. Lorsque la rotation de la sphère s’inversa, Pü remarqua une différence frappante : la sphère tournait plus rapidement que la précédente et semblait grossir à vue d’œil. Quand le sorcier eut finalement terminé, il retira du bol un orbe écarlate bien plus imposant que celui produit par la première. Sans un mot, il tendit la cuillère à Pü, qui la récupéra précautionneusement pour examiner l’orbe de plus près.
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« Rien à voir, n’est-ce pas ? Tu es un Appelé. Donne-le moi, je vais le peser. »
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Pü observa le petit objet un instant de plus avant de rendre la cuillère à Marung. Après avoir délicatement essuyé les deux orbes avec un tissu propre, il les plaça sur la balance pour en comparer le poids. La différence était flagrante. Celui de Pü était nettement plus lourd.
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« Qu’est ce que cela t’inspire ? » lança-t-il à Marung.
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Ignorant la question, le sorcier saisit le cube d’ambre qui ne le quittait jamais, actuellement posé sur la table de manipulation. En observant son masque et en voyant son regard se perdre dans les reflets orangés de l’objet, Pü comprit aussitôt que Marung était en train d’y graver magiquement ses pensées. Respectueux de ce moment de concentration, il se tut pour ne pas troubler le processus. Une fois l’inscription achevée, le sorcier reposa le cube et se tourna calmement vers Pü.
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« Ce que cela m’inspire ? Pas grand-chose. Comme prévu, ton sang est bien plus riche en particules spirituelles que celui d’un simple homin. En réalité, je voulais simplement te montrer quelque chose qui, pour l’instant, échappe encore à ta perception. Une chose que tu seras capable de ressentir par toi-même, une fois que tu maîtriseras mieux kami’o liang. Si tu le souhaites, je peux t’aider à en accélérer l’éveil. »
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“Kami’o liang”, littéralement “ouïe kamique”, désignait, selon Marung, le nouveau sens que Pü avait développé après la bénédiction du Kami Noir. Un don que Marung connaissait bien, pour l’avoir lui-même reçu peu après la pousse précoce de son masque. La première fois que Marung avait nommé ce don avait donné lieu à une discussion que Pü avait jugée fort intéressante. En effet, alors que le sorcier disait avoir l’impression d’entendre la Sève couler, Pü, pour sa part, avait l’impression de la visualiser. Pour lui, “kami’o liang” était plutôt “kami’o kai”, soit la “vision kamique”. Marung, qui avait déjà croisé une poignée d’autres Zoraïs bénis par les Kamis — dont la plupart siégeaient au Conseil des Sages — n’avait pas été surpris de constater que Pü ne vivait pas ce don comme lui-même le vivait. Selon Marung, certains d’entre eux, même, ne voyaient ni n’entendaient la Sève, mais la ressentaient de manière plus abstraite, sans correspondance avec les sens usuels.
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D’abord agréablement surpris par la proposition d’aide de Marung — une première, venant de lui, habituellement si réticent à partager son savoir —, Pü ne tarda pas à soupçonner une intention sous-jacente. Il se demanda si Marung ne cherchait pas simplement à détourner la conversation, peut-être pour dissimuler des informations qu’il aurait tirées du rituel qu’il venait d’accomplir, mais qu’il préférait garder pour lui. Désireux de l’amener à se dévoiler davantage, Pü se rappela aussitôt qu’insister risquait de le braquer, compte tenu de la nature méfiante du sorcier. Il choisit donc d’accepter sa proposition et de jouer le jeu, au moins pour l’instant.
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« Merci de te proposer de m’aider. Je pense effectivement que tes connaissances pourrait me permettre d’affiner certains des apprentissages que le Kami Noir m’a enseignés. Son pouvoir n’a d’égal que sa difficulté à communiquer clairement avec moi.
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– Je comprends bien ce que tu veux dire, dit Marung avec un sourire. Les Kamis sont très peu loquaces. Mais j’espère que tu réalises la chance que tu as eue de passer trois années entières seul avec l’un d’entre eux pour t’entraîner. J’ai moi aussi eu l’occasion de recevoir des enseignements de Kamis, invoqués par les Sages lors de certaines occasions, mais toujours pour des périodes bien plus courtes.
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– Oui, je mesure ma chance. J’ai appris énormément en trois ans, même si je n’ai pas encore ton niveau de maîtrise dans l’art de manipuler la Sève. »
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Pü jouait volontairement sur la corde sensible de Marung : le sentiment de sa propre valeur Bien que les deux Zoraïs aient naturellement adopté le tutoiement, il savait qu’il devrait maintenir une certaine déférence aussi longtemps qu’il resterait sur l’île du sorcier. Marung, dans un geste qui se voulait humble, agita légèrement la main avant de faire glisser délicatement les orbes rougeâtres dans l’une des poches de sa combinaison mauve. Pü réprima l’envie de lui demander s’il pouvait récupérer le sien, préférant ne pas compromettre le rapprochement qui semblait s’esquisser. Il décida plutôt de poursuivre la conversation, convaincu qu’il aurait l’occasion de lui faire la demande un autre fois.
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« D'ailleurs, même si ma vision kamique n’est pas encore complètement éveillée, au point de pouvoir distinguer les homins entre eux, il m’a quand même permis de faire certaines observations. Je ne pense pas t’apprendre grand chose, mais j’aimerais quand même en discuter avec toi. »
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Marung, après s'être débarrassé du reste de sang contenu dans les bols, s'était attelé au nettoyage des récipients et de sa table de travail. D'un geste, il invita Pü à poursuivre.
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« En observant les formes de vie qui peuplent la Jungle, j’ai distingué plusieurs grandes catégories, continua Pü. Elles diffèrent par la manière dont la Sève circule dans leur corps : les Kamis présentent un flux extrêmement dense, la flore et les animaux un flux dense, les homins et les kitins un flux relativement peu dense, tandis que les agents de la Karavan sont dépourvus de flux. Deux choses m’ont frappé : premièrement, le fait que les homins n’aient pas un profil plus proche de celui des Kamis, et deuxièmement, que les kitins affichent un flux si similaire au nôtre. Je suppose que tu as déjà constaté ces différences ?
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– Tout à fait, répondit Marung en se retournant vers lui. En ce qui concerne les homins, je t’apprendrai même que le flux de Sève varie également selon leur race, ainsi que certaines de leurs caractéristiques individuelles. C’est une nuance que tu pourras percevoir toi aussi, quand tu seras suffisamment expérimenté. Pour autant, si tu as remarqué cela, c’est que tu maîtrises déjà bien ton nouveau sens. »
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Marung s’arrêta un bref instant, comme s’il cherchait ses mots, puis reprit.
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« Je vais être honnête, souffla-t-il, une lueur énigmatique brillant dans les fentes oculaires de son masque. J’ai une hypothèse à propos du sujet que tu viens d’évoquer. Une hypothèse qui déplaît autant au Conseil des Sages de Zoran qu’au Collège Royal et à l’Église de la Lumière de Matia. Aucun d’eux ne voudrait qu’elle soit exprimée. Les Zoraïs préfèrent croire que les homins sont des créations immaculées des Kamis, tandis que les Matis tiennent à l’idée qu’ils n’ont aucun lien avec eux. »
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Le sorcier s’avança vers la porte, adressant à Pü un regard qui l’invitait à le suivre.
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« Pourtant, je suis convaincu que la vérité se situe quelque part entre ces deux visions, continua-il. Oui, l’origine des homins est sans doute liée aux Kamis. Mais je ne pense pas que nous soyons leur création pure, à l’image des plantes ou des animaux par exemple. Nous sommes différents, et nous partageons cette différence avec les kitins. »
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Marung s’arrêta un instant, scrutant Pü avec attention. Il maîtrisait l’art du silence comme une arme rhétorique, jouant sur le rythme et tentant de jauger l’impact de ses paroles volontairement énigmatiques sur son interlocuteur. Mais Pü, habitué à ce qu’il qualifiait d’effets de manche, resta parfaitement impassible.
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« Et pour le prouver, je compte tirer parti du malheur qui nous a frappés il y a trois ans de cela. Suis-moi. »
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Marung ouvrit la porte et s’engagea dans le couloir, Pü sur ses talons. Tous deux empruntèrent plusieurs bifurcations dans le dédale de passages. Ce lieu, que le sorcier s’était approprié après la chute de la Théocratie, était autrefois l’un des nombreux lao-gong disséminés à travers le pays, ces temples dédiés à la guérison, dont celui-ci avait pour vocation particulière de soigner les homins souffrant d’une rupture dans l’harmonie de leurs particules spirituelles. Ce déséquilibre, qui perturbait la manipulation de la Sève et, par conséquent, la pratique de la magie, pouvait, dans les cas les plus graves, engendrer des maladies dégénératives réduisant considérablement l’espérance de vie des homins. Marung, qui avait intégré ce temple quelques années avant le début de l’essaimage des kitins, rejoignant ainsi son grand frère déjà en poste, tenta de protéger les lieux lorsque la horde déferla sur la Jungle. Grâce à son emplacement insulaire, l’endroit avait échappé aux premiers assauts, permettant aux défenseurs de résister plusieurs jours. Cependant, une attaque aérienne massive finit par briser leur ligne de défense, emportant de très nombreuses vies, dont celle de son frère.
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Le déroulé des événements qui avaient suivi demeurait flou. Pü n’était toujours pas certain de la manière dont le sorcier avait réussi à s’imposer comme le chef d’une petite communauté de survivants. Celle-ci était composée à la fois d’anciens travailleurs du temple ayant échappé à la catastrophe, et de Zoraïs venus de l’extérieur : principalement d’ex-soldats, de guerriers tribaux et de bandits rescapés, qui avaient fini par devenir des mercenaires au service du sorcier. Pü ne savait pas non plus ce qu’étaient devenus les patients du temple, ni si tous avaient péri durant l’assaut. Les rares personnes encore présentes depuis l’époque précédant l’essaimage, autrefois collègues de Marung, se montraient peu loquaces. Pü soupçonnait qu’elles avaient reçu l’ordre de garder le silence, et il devinait que la prise de pouvoir du sorcier dissimulait un certain nombre de secrets. Le seul fait indéniable était que, trois ans après ces événements, Marung dirigeait une cinquantaine d’individus entièrement dévoués à sa personne. Sans patient à soigner, le sorcier avait transformé le temple en un immense laboratoire, où certains accès étaient rigoureusement surveillés. Notamment celui du niveau inférieur, enfoui dans les profondeurs de la petite île, dont l’entrée demeurait strictement interdite, et dont seul Marung possédait les clés. Saisissant une lanterne à lucioles posée sur un petit meuble, puis déverrouillant la lourde serrure de la porte, le sorcier incita son invité d’un geste à le précéder dans l’escalier qui s’enfonçait devant eux. Pü franchit le seuil sans hésiter.
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Jusqu’alors, la Voix n’avait cessé d’exprimer à Pü la méfiance qu’elle éprouvait envers Marung. Elle lui avait d’ailleurs conseillé de taire sa propre existence. Malgré cette prudence et la méfiance qu’il partageait en partie, Pü ne craignait pas que Marung puisse s’en prendre à lui directement. Certes, le sorcier était un mage bien plus expérimenté que lui, et ses sorts les plus puissants auraient pu le tuer d’un seul coup. Cependant, au corps à corps, Pü était convaincu qu’il aurait facilement l’avantage. Marung n’était pas un soldat, et il ne s’en cachait pas. Son corps mince et dépourvu de muscles en était la preuve évidente. Le précédant de peu dans l’escalier, il entama la descente avec calme, l’observant continuellement à l’aide de sa vision kamique et veillant à ne jamais le distancer. Leurs pas résonnaient faiblement sur les marches taillées dans l’écorce, tandis que la température chutait progressivement. Arrivé dans un profond et large couloir, Marung reprit la tête, avançant d’une foulée assurée.
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« Cette partie du temple est interdite d’accès. C’est l’endroit où se tiennent mes expériences les plus confidentielles… et aussi les plus dangereuses. »
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Tout en suivant Marung, Pü tenta d’identifier le contenu des pièces adjacentes. Une porte, en particulier, attira son attention. Derrière celle-ci, il perçut quatre flux disjoints de Sève, correspondant à quatre homins vivants et a priori allongés. Intrigué, il ralentit. Marung s’arrêta alors net, et se retourna lentement, une lueur froide dans le regard.
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« Je t’invite généreusement au cœur de ma maison, et voilà que tu écoutes aux portes ? Ce n’est pas très respectueux, Pü Fu-Tao. Ces portes sont closes pour de bonnes raisons. Derrière celle-ci, par exemple, se trouvent quatres homins gravement malades et contagieux, que je tente de guérir. »
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Son ton devint plus dur, presque glacial.
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« Alors, vas-tu te montrer capable de respecter mes règles et continuer à me suivre sans mettre ton masque partout, ou préfères-tu que nous remontions tout de suite ? »
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Il restait finalement des patients dans ce temple ? Uniquement au sous-sol ? Alors que tout indiquait qu’il n’y en avait plus ? Pü restait sceptique. Pour autant, il devait reconnaître que Marung n’avait pas tort de critiquer ses manières. Après tout, s’il avait envisagé qu’il pourrait être pris sur le fait, il se serait sans doute retenu d’utiliser sa vision kamique, preuve qu’il était conscient d’agir de manière discutable. D’autant plus que le sorcier lui avait manifesté une certaine confiance en l’invitant à le suivre dans un lieu aussi hautement privé.
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« Tu as raison, je te présente mes excuses. J’ai agi sans réfléchir. Tes travaux éveillent souvent ma curiosité, mais il n’y avait aucune malveillance dans mon geste. »
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Marung acquiesça en silence avant de reprendre sa marche. Pü le suivit, s’abstenant cette fois de tenter de deviner ce qui se trouvait derrière les autres portes qu’ils longeaient. Il préféra concentrer son attention sur celle devant laquelle Marung venait de s’arrêter, et dont il était désormais occupé à déverrouiller la serrure.
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Derrière, Pü découvrit une pièce sobrement éclairée, dominée par des tables de manipulation encombrées d’instruments et de récipients de tailles variées. Le long d’un mur, plusieurs baignoires zoraïs fabriquées en taleng – cette plante aux tiges vertes, creuses et lignifiées, abondante dans les jungles – étaient soigneusement alignées. Traditionnellement utilisées pour les bains rituels ou médicinaux, elles semblaient parfaitement à leur place dans ce temple. Marung invita Pü à entrer, et celui-ci s’avança lentement, intrigué par ce qu’il souhaitait lui montrer. En s’approchant des baignoires, il remarqua bientôt un léger mouvement à la surface du liquide contenue dans l’une d’entre elles. Intrigué, il se pencha.
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D’un geste rapide, Pü dégaina ses dagues et bondit en arrière, se positionnant face à Marung, loin des bassins. Le sorcier laissa échapper un rire et leva les mains.
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« Allons, allons ! La petite bête ne va pas manger la grosse, Pü Fu-Tao.
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– Petites ? Ces larves sont gigantesques ! Ce sont des larves de kitins, n’est-ce pas ? Comment as-tu réussi à t’en procurer ? Tu es parvenu à t’introduire dans un nid ? »
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Le sorcier haussa légèrement les épaules tout en s’approchant des baignoires sans la moindre crainte.
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« Tout dépend de ce que tu appelles un "nid". En réalité, il existe deux types de nids. Il y a les immenses nids, appelés kitinières par la Karavan, qui abritent des milliers d’individus, et qui sont gouvernés par une reine. Ces lieux sont imprenables sans une armée conséquente de soldats parfaitement formés. Mais il existe aussi des nids plus petits, sans reine. Je ne suis pas encore certain de leur utilité, mais ils semblent être des sortes d’avant-postes. Toujours est-il qu’ils sont bien plus accessibles. Ces larves viennent de ce type de nid.
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– Et que fais-tu avec des larves ? Tu espères les faire grandir ? lança Pü en abaissant ses armes.
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– Pour le moment, ce n’est pas dans mes plans, affirma Marung avec un sourire énigmatique. Ces larves là m’intéressent uniquement pour leurs cellules. »
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Le sorcier marqua une pause, comme pour s’assurer que Pü suivait, puis continua sur un ton professoral.
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« Sais-tu ce qu’est une cellule ?
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– Je sais que les animaux et les plantes sont constitués de cellules, et que ces cellules sont elles-mêmes composées de particules matérielles et spirituelles, répondit Pü en s’avançant à son tour vers le bassin. Ce savoir a été transmis à l’hominité par les Kamis. Pour le reste, j’ai cru comprendre que nous étions encore loin de pouvoir identifier précisément ces particules, ainsi que leur éventuelle composition.
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– En vérité, c’est plutôt la Karavan qui a transmis ce savoir aux homins, précisa Marung en jetant un regard appuyé à Pü, conscient du caractère délibérément provocant de son affirmation. Mais pour le reste, tu as raison. Comme je l’ai suggéré tout à l’heure, je suis convaincu que les kitins et les homins partagent quelque chose d’unique. Une caractéristique que les autres espèces vivantes d’Atys ne possèdent pas, probablement liée aux particules physiques plutôt qu’aux spirituelles, et qui, selon moi, trouve son origine chez la Karavan. »
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Marung posa une main sur le rebord de la baignoire, observant les grosses larves blanchâtres qui ondulaient paresseusement dans le liquide épais. Il gardait le silence, guettant la moindre réaction de Pü. Il savait parfaitement que la tribu du jeune zoraï vouait une haine viscérale à la Karavan, et que suggérer un lien aussi fondamental entre cette dernière et les homins risquait de provoquer chez lui une colère froide. Mais à sa grande surprise, le Masque Noir ne réagit pas. Alors il continua.
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« À défaut de ne pas avoir encore pu ausculter un agent de la Karavan, j’ai désormais accès à du matériel biologique provenant de kitins. Grâce à des expériences comparatives, empiriques mais minutieuses, j’espère pouvoir étayer mon hypothèse. Si je parviens à identifier la singularité que nous partageons avec les kitins, ce sera une avancée majeure dans notre compréhension de ce qui nous lie à la Karavan, et de ce qui nous différencie des Kamis. »
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Subitement, Pü rengaina ses armes et se dirigea vers la sortie. S’il avait tenté de garder son calme, entendre Marung comparer les homins — et donc sa propre famille — aux kitins, responsables de leur massacre, puis affirmer que la Karavan était derrière la création des homins, fit naître en lui un profond sentiment de dégoût.
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« Sans vouloir te manquer de respect, je pense que tu te trompes, asséna-t-il d’un ton sec. Les homins sont de pures créations des Kamis, comme tous les êtres vivants qui foulent Atys, à l’exception de la Karavan, qui n’est qu’un dangereux parasite. »
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Marung sourit derrière son masque, satisfait d’avoir percé l’armure émotionnelle de Pü.
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« Et comment expliques-tu ce que tu as vu, et ce que j’ai entendu ? répliqua-t-il en croisant les bras. Le fait que la Sève nous traverse d’une manière si proche de celles des kitins, et qu’elle ne traverse pas les Agents de la Karavan ?
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– Je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Mais si tu veux vraiment connaître l’origine des homins, j’accepte de te prêter le cube d’ambre qui présente Ma-Duk et le Culte Noir que ma tribu lui vouait. J’espère que cela te permettra de te rendre compte que tu te trompes. »
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Marung éclata d’un rire dérangeant, qui résonna jusque dans le couloir.
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« Quelle certitude ! Cela ne te ressemble pas. Écoute, Pü Fu-Tao, j’accepte avec grand plaisir. J’ai même hâte de déchiffrer cela ! J’espère être autant convaincu que tu sembles l’être. Pour te remercier, une fois que j’aurai terminé l’étude de ton cube d’ambre, je te propose de te transmettre certains de mes enseignements. »
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Malgré son ton, Marung n’était pas ironique. Pü savait que le sorcier convoitait les secrets de sa tribu, une envie qu’il n’avait jamais cherché à dissimuler et qu’il avait exprimée à plusieurs reprises. En fin manipulateur qu’il était, peut-être même que cette discussion sur la Karavan n’était pour lui qu’un stratagème de plus pour inciter Pü à lui prêter enfin son cube d’ambre. Jusqu’alors, celui-ci s’y était toujours refusé. Il rejetait la violence inhérente aux préceptes du Culte Noir de Ma-Duk et jugeait que le cube ne contenait rien de véritablement utile. Pour lui, son contenu relevait davantage d’un fardeau que d’une ressource, en particulier les parties traitant des anciens préceptes.
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Mais il y avait pire que les croyances de sa tribu. Il y avait les kitins et la Karavan. Les premiers avaient exterminé l’hominité, annihilant des civilisations entières dans leurs essaimages implacables, et la seconde corrompait l’esprit et le cœur des homins depuis toujours, les transformant en soldats dociles, complices de la lente destruction d’Atys, pillant ses ressources, altérant la nature, et traquant les Kamis sans relâche.
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Pü ne pouvait concevoir que les homins aient quoi que ce soit en commun avec de tels fléaux. Ou plutôt, il ne voulait pas.
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Cette croyance-là, il était prêt à l’assumer.
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Pü entra dans la réserve, prenant soin de laisser la porte grande ouverte, permettant au vent qui balayait les côtes de l'île de s'engouffrer dans la vaste pièce. Certes, son pouvoir lui offrait un avantage indéniable, et il aurait sans aucun doute été plus juste de s’abstenir de l’utiliser. Ne pas suivre les règles du jeu n’était pas correct. Il se souvenait encore de ce jour, enfant, où son frère l’avait surpris en train de regarder à travers ses doigts alors qu’il était censé le chercher après lui avoir laissé le temps de se cacher. Niî lui avait reproché sa tricherie. Pourtant, quelques années plus tard, Pü avait découvert que son frère s’amusait lui aussi à contourner les règles, prétextant que cela rendait le jeu plus intéressant, en y ajoutant tension et fausses surprises. Pü n’avait jamais été convaincu par cette justification. Pas jusqu’à aujourd’hui, du moins.
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Nonchalamment, il passa entre plusieurs caisses, dont celle derrière laquelle Nung se dissimulait. Ouvrant le couvercle, il fit mine de chercher l’enfant à l’intérieur tout en observant, à travers le bois, l’absence de mouvement de ses poumons, signe qu’il était en train de retenir sa respiration. Il fouilla la caisse pendant plusieurs secondes, prolongeant délibérément l’instant, avant de faire demi-tour au moment où Nung commençait à manquer d’air. Il se dirigea alors vers un autre coin de la pièce, le plus encombré et éloigné de la porte, afin d’offrir une échappatoire à l’enfant.
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Ce dernier, hurlant de rire, se précipita vers la sortie, ravi d’avoir réussi à tromper son partenaire de jeu. Pü, qui avait imaginé que l’enfant tenterait une sortie plus discrète, leva les yeux au ciel. En même temps, cela montrait qu’il était différent de lui. Qu’il n’avait pas été, comme lui, conditionné à réagir en toutes circonstances comme un soldat. Ce qui, au fond, était une excellente chose.
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« Je t’aurai la prochaine fois, Nung ! J’arrive ! » cria Pü une fois sorti à l’air libre, suivant le petit Zoraï jusqu’à la limite de sa perception kamique.
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Ce dernier venait de s’engouffrer dans l’une des entrées du temple qui trônait au centre de la petite île : une petite pyramide à base carrée, semblable à la multitude de temples éparpillés dans le pays, et plus particulièrement sur les îles du Lac aux Temples, qui portait bien son nom.
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Se dirigeant vers le temple, Pü croisa plusieurs mercenaires de Marung. Certains étaient absorbés par des jeux de pions, tandis que d'autres partageaient un repas, assis en tailleur autour de tables rudimentaires installées devant des tentes de fortune. Non loin, d'autres Zoraïs, debout, scrutaient le ciel avec attention, à l’affût d’une éventuelle menace. Si certains, moins superstitieux et désormais habitués à sa présence, le saluèrent, d’autres évitèrent soigneusement de croiser son masque. Pü répondit aux quelques saluts avec un plaisir sincère. Après plusieurs années de solitude, et malgré une relation parfois conflictuelle avec Marung, vivre en société lui avait fait le plus grand bien. Une société composée d’individus qu’il aurait autrefois considérés, pour la plupart, comme des mécréants, mais une société d’homins, malgré tout, et non simplement régie par une Voix et un Kami Noir. Si ce dernier n’était pas réapparu depuis l’altercation à la bibliothèque, la Voix, bien que très discrète, était toujours présente. Par moments, Pü s’inquiétait de cette absence relative et se sentait coupable de moins la solliciter. Pourtant, elle l’avait rassuré : c’était l’ordre naturel des choses. Elle se disait heureuse de le voir renouer avec d’autres homins, notamment avec Nung, dont l’innocence semblait l’avoir apaisée. Il était vrai que les pensées suicidaires de Pü étaient désormais rares, presque inexistantes.
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Cependant, l’influence de Marung sur l’enfant restait une source d’inquiétude pour la Voix. Le sorcier, souvent sévère, exigeait de “son trésor” des efforts considérables, l’incitant à étudier avec ardeur malgré son jeune âge et à perfectionner sans relâche sa maîtrise de la Sève. Plus inquiétant encore, il semblait façonner méthodiquement la personnalité de Nung, modelant ses aspirations et même ses émotions pour qu’elles s’accordent parfaitement à ses propres idéaux. Pü ne pouvait s’empêcher de percevoir une douleur non guérie derrière cette attitude. Marung, qui avait perdu son grand frère lors de l’assaut des kitins, était peut-être animé par un désir farouche d’éviter que l’histoire ne se répète. Il cherchait peut-être à forger son frère adoptif en un être aussi intelligent que puissant, capable de faire face aux pires épreuves. Une hypothèse difficile à confirmer, le sorcier refusant catégoriquement d’évoquer son frère disparu.
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Lorsque Pü passa devant le Zoraï gardant l’entrée du temple où Nung s’était engouffré, chargé de ne laisser passer que les personnes autorisées, Marung surgit justement d’un escalier. Il s’avança et tendit un cube d’ambre. Le cube d’ambre que Pü lui avait prêté deux semaines plus tôt. Ce dernier tendit le bras pour le récupérer, mais le sorcier retira aussitôt le sien.
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« Merci encore de me l’avoir prêté. Ce fut très intéressant. Aurais-tu quelques instants à me consacrer pour que nous en discutions, avant que je te rende ton bien ? »
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Oubliant Nung, Pü acquiesça et emboîta le pas à Marung, qui monta l’escalier en direction d’une pièce privée dédiée à ses moments de lecture, dont les murs étaient tapissés d’étagères à cubes d’ambre. Au centre était disposée une table basse entourée de coussins moelleux et recouverte d’un drap brodé aux motifs complexes, retombant gracieusement jusqu’au sol. Marung posa le cube d’ambre au centre de celle-ci. Comme Pü l’avait remarqué à plusieurs reprises, le sorcier s’accordait un luxe qu’il n’offrait qu’à une poignée de privilégiés parmi sa communauté. Pü, pour sa part, avait toujours préféré le confort simple de la cabane qu’il s’était construite au sommet d’un dorao, sur la côte nord de l'île.
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Marung l’invita à s’installer et saisit par son anse un pot à bec verseur, allongé et finement ouvragé, dont la surface lisse était délicatement gravée de motifs représentant des volutes végétales. Il remplit deux petits bols de chaï, cette infusion ambrée au parfum riche et épicé, mélange ancestral de feuilles séchées, d’écorces et d’épices. Marung lui tendit l’un des bols fumants avant de s’asseoir en face de lui. Glissant ses jambes sous le drap, il reprit la conversation.
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« Avant tout, je ne compte pas aborder le sujet du Culte Noir de Ma-Duk et de ses préceptes, mais plutôt échanger avec toi sur votre vision de la genèse d’Atys. Mon objectif n’est pas d’épiloguer sur nos points de désaccord, mais plutôt de mettre en avant ce que j’ai trouvé intéressant. Cela te convient ?
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– Vas-y, je t’écoute, répondit Pü en portant le petit bec du bol à la fente buccale de son masque. L’arôme de la boisson, à la fois doux et corsé, exhalait des notes de fleurs sauvages et de sous-bois luxuriants, rappelant la richesse olfactive de la Jungle.
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– Pour commencer, j’ai trouvé intéressant que ta tribu date la naissance du Kami Suprême, que vous appelez Ma-Duk, le Grand Géniteur, à 2193, soit seulement un an avant les premières traces de l’Histoire homine dont nous disposons. Pour ma part, j’imaginais plutôt que notre Histoire remontait à une époque bien plus ancienne, oubliée ou perdue pour des raisons qui nous échappent. Enfin, bref. Si j’ai bien compris, pour vous, Atys est le corps et Ma-Duk l’esprit. Et, selon vos croyances, le corps ne serait pas né en même temps que l’esprit, mais aurait toujours existé dans ce que vous appelez Ma-Kyo, le Grand Vide. C’est l’arrivée de la Karavan qui aurait poussé Ma-Duk à s’éveiller pour la première fois, afin de contenir la menace qu’elle représentait. Pour se défendre, il aurait créé les homins et les Kamis, ces derniers ayant pour rôle de guider les premiers. »
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Le sorcier marqua une pause, attendant que Pü le corrige éventuellement sur son résumé, puis reprit.
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« Ce qui m’a le plus étonné dans ce récit, c’est à quel point vous évoquez souvent la Karavan tout en négligeant de vous attarder sur son origine. Vous la décrivez comme une horde de démons originaires d’un monde lointain, dirigée par Jena, une entité cosmique rayonnante dont la lumière tentatrice rappelle celle de l’Astre du Jour, et qui cherche à s’approprier tout ce qui pourrait avoir de la valeur dans le Grand Vide. Mais cela s’arrête là. Vous ne formulez aucune hypothèse sur ce monde lointain, sur la Karavan ou sur Jena elle-même. D’où viennent-ils ? Qui est Jena, que vous considérez vous-même comme une déesse, et qui, selon vos propres croyances, serait bien plus ancienne que Ma-Duk ? »
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Marung but une petite gorgée de chaï, puis, sans attendre de réponse à ces questions qui n'étaient réellement destinées qu'à lui-même, il continua.
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« Sur ce point précis, par exemple. J’étais persuadé que vous possédiez votre propre calendrier, alors que finalement, vous avez adopté le calendrier de Jena partagé par toutes les nations mais transmis par la Karavan aux homins, et cela sans jamais le questionner. Or, l’un des rôles principaux d’un calendrier est de retracer les grands événements du passé. Ce calendrier attribuerait ainsi une histoire de presque 2500 ans à la Karavan, ou au moins à Jena, un temps démesuré en comparaison de l’éveil de Ma-Duk et de l’apparition des homins, que vous datez d’à peine 300 ans. Pourquoi adopter l'idée d'un ennemi aussi ancien tout en restant si flou et mystérieux sur ses origines, alors que vous avez imaginé avec précision l’éveil de Ma-Duk, ainsi que la naissance des premiers homins et des Kamis ? Cela manque de cohérence. »
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Pü but une gorgée de chaï puis reposa le bol sur la table. Si Marung avait commencé par dire qu’il ne souhaitait pas s’attarder sur leurs points de désaccord, il venait pourtant d’affirmer que les croyances de sa tribu n’avaient aucun sens. Le sorcier restait ainsi définitivement fidèle à lui-même. Prenant quelques secondes pour réfléchir à sa réponse, Pü se lança finalement.
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« Tu utilises les termes “imaginé” et “cohérence”, comme si tu parlais d’une œuvre de fiction. Mais ce n’est pas une histoire inventée. Ce que tu as lu nous a été transmis tel quel par les Kamis, et c’est ainsi que nous l’avons consigné, sans rien omettre ni ajouter. S’il manque des informations, c’est peut-être que les Kamis ont choisi de ne pas nous les révéler, ou peut-être ne les possèdent-ils tout simplement pas. Les Kamis ne sont pas tout-puissants, comme l’a prouvé leur incapacité à stopper l’essaim de kitins. Ils ne sont donc peut-être pas non plus omniscients… »
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Insatisfait par la réponse, Marung s’apprêta à renchérir, mais se ravisa, comprenant qu’il avait déjà enfreint les règles qu’il avait lui-même fixées à la discussion. Pü eut temps de boire deux longues gorgées de chaï avant que le sorcier ne reprenne la parole.
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« Passons… À propos de Ma-Duk, et indépendamment de l’origine que vous lui attribuez, je trouve que l’idée selon laquelle le cœur d’Atys serait le Kami Suprême est tout à fait logique. Bien plus, en tout cas, que de considérer Jena comme le Kami Suprême, sachant qu’elle est ouvertement vénérée par les agents de la Karavan, et que jamais aucun Kami n’a, à ma connaissance, déclaré la servir. Certes, aucun Kami n’aurait non plus affirmé ne pas la vénérer. Après tout, leur nature énigmatique et leur goût pour les paroles cryptiques rendent ces questions délicates... »
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Marung jeta un œil vers la porte, hésita un instant, puis se ravisa avec un léger rire avant de porter le bol à la fente buccale de son masque..
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« Il y a quelques années, je n’aurais jamais osé dire cela. Ces propos auraient pu être utilisés contre moi et mes ambitions. Mais les choses ont changé... Selon moi, ce sont les Zoraïs eux-mêmes qui ont érigé Jena en Kami Suprême, sous l’influence de la Karavan et par manque de clarté de la part des Kamis. Personnellement, je n’ai jamais adhéré au discours officiel des Sages affirmant que Jena occupe cette position. J’ai toujours pensé qu’il n’existait pas de hiérarchie rigide entre les Kamis, même si certains donnent parfois l’impression d’être plus influents ou puissants que d’autres... comme le Kami Noir qui t’accompagnait, par exemple.
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– Je ne saurais t’en dire plus concernant une éventuelle hiérarchie des Kamis, répondit Pü, pensif. En revanche, je peux t’affirmer que le Kami Suprême existe. Je l'ai aperçu.
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– Tu l’as aperçu ? bafouilla Marung, en crachant à moitié son chaï.
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– Oui. L’image vient de me revenir. Tu te souviens de ce que je t’ai raconté au sujet de ma rencontre avec le Kami Noir ? Lorsque je l’ai libéré des Antékamis en retirant de son corps la lance karavanière qui l’entravait, j’ai d’abord cru qu’il était mort : il s’est instantanément liquéfié sur le sol. Puis, alors que je m’apprêtais à succomber face à la cinquantaine d’Antékamis qui m’avaient sauté dessus, il a repris consistance. Je viens à l’instant de me rappeler ce qu’il s’est passé lorsque je l’ai touché pour qu’il puisse me téléporter. »
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Pü déposa doucement son bol devant lui, ses mains restant un instant suspendues, hésitantes. Il semblait chercher ses mots, le regard fixé sur un point invisible.
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« En saisissant sa fourrure noire, j’ai entrevu, pour la toute première fois, le réseau de Sève qui irrigue Atys. Celui que toi, tu perçois comme une mélodie. Ce qui me frappe, avec le recul, c’est l’immensité de ce que j’ai pu observer, bien au-delà des limites de la vision kamique que j’ai acquise par la suite. J’ai vu ces flux s’étirer des plus hautes cimes de la Canopée jusqu’aux plus profondes Primes Racines, toutes convergeant vers un unique point au centre d’Atys. Ce point, c’était un globe de lumière palpitant, bien plus éblouissant que l’Astre du Jour. Un cœur battant, irradiant d’énergie. C’est un souvenir merveilleux. »
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Pü fit une pause, remuant distraitement le peu de chaï qui restait dans son bol avec son index, comme s’il était ailleurs.
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« Te parler de tout ça me laisse une impression étrange. Ce souvenir me paraît presque irréel. Comme un rêve. Comment ai-je pu l’oublier ? »
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Il soupira légèrement, réfléchissant.
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« Ensuite, un chant liturgique s’est élevé, étrange et captivant, presque hypnotique. J’ai senti mon corps se dissoudre, mais sans douleur, comme si je devenais partie intégrante du réseau de Sève. Puis, tout a basculé. Quand j’ai repris conscience, j’étais là, au cœur du Jardin Éternel, avec une sentinelle Kami à mes côtés. C’est tout, je crois. »
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Un silence s'installa, pesant et chargé de réflexion, avant que Marung ne le rompe brusquement :
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« Écoute, je te crois. Ce lien qui t’unit au Kami Noir semble unique. Tu dis qu’il peut voir à travers tes yeux, et tu sembles parfois pouvoir le commander. Peut-être, ce jour-là, t’a-t-il permis d’apercevoir Atys tel qu’il le perçoit lui-même au quotidien. »
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Marung esquissa un sourire énigmatique, son regard perçant plongé dans celui de Pü.
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« Tu es définitivement fascinant, Pü Fu-Tao… »
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Ce fut l’instant que Nung choisit pour surgir de sous la table, faisant sursauter son partenaire de jeu.
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« Je t’ai attrapé !
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– Mais… C’est… C’est moi qui devais t’attraper, Nung, balbutia Pü, surpris de ne pas avoir remarqué l’enfant plus tôt.
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– Mais vous faites que parler de la Karavan et des Kamis alors qu’on jouait ! Donc j’ai décidé de changer les rôles. »
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En remarquant que Marung n’avait pas réagi à l’intervention de l’enfant, Pü comprit qu’il l’avait repéré bien avant lui. Le sorcier se leva calmement.
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« Je dirais plutôt que tu étais en train de jouer au lieu de réviser pour le cours d’anatomie de tout à l’heure, Nung, rétorqua le sorcier d’un ton sévère. J’espère au moins que notre conversation t’as été instructive.
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– C’était juste un peu, Marung, je te promets… murmura l’enfant en baissant la tête.
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– Marung, Nung travaille dur, répliqua Pu en se levant à son tour. Tu devrais lui…
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– T’ai-je demandé ton avis, Pü Fu-Tao, le coupa froidement le sorcier. Cet enfant est sous ma responsabilité, et… »
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On frappa à la porte. Marung, sans détourner les yeux de Pü, lança une invitation d’un ton sec. La porte s’ouvrit dans un grincement, révélant d’abord le bras imposant de Zu-Gon dans l’encadrement, suivi de son petit masque blanc et dénué de cornes.
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« Ma… Rung. Masques ma… malades. Arrivés.
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– Ah ! laissa échapper le sorcier en se tournant vers le bossu. C’est une excellente nouvelle ! J’étais convaincu qu’une patrouille de kitins avait eu raison d’eux, et que je ne récupérerais jamais ce qu’ils m’avaient promis. Je vais chercher leur dû. Va les prévenir, Zu-Gon, et dis-leur de m’attendre. »
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Marung ramassa le cube d’ambre toujours disposé au centre de la table et le donna à Pü.
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« Je te remercie de m’avoir partagé ce savoir. Et si tu es d’accord, j’aimerais bien te poser d’autres questions, un autre jour. Aussi, j’étais sérieux lorsque je t’ai proposé de te  transmettre certains de mes enseignements, une fois la lecture de ton cube d’ambre achevée. Réfléchis-y. En attendant, tu n’as qu’à accompagner Zu-Gon. Ce qu’on m’amène devrait t’intéresser. »
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Puis, il s’agenouilla vers Nung et lui posa une main sur l’épaule.
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« Quant à toi, sais-tu ce que tu dois faire ?
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– Oui Marung, il faut que je révise pour le cours d’anatomie, dit-il d’une petite voix.
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– Et pourquoi donc est-il important de réviser ce cours, comme tous les autres d’ailleurs ?
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– Parce que, si je veux changer le monde, je dois tout savoir sur lui, récita-t-il d’un ton monotone, comme une leçon apprise par cœur.
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– Oui. Mais avec le sourire. Parce que tu aimes ça, ne l’oublie pas. »
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Pü s’apprêta à protester, mais se ravisa, jugeant que cela ne ferait qu’empirer la situation de Nung. Sans un mot de plus, les quatre Zoraïs quittèrent la pièce et descendirent au rez-de-chaussée. Tandis que Marung s’enfonçait dans les profondeurs du temple et que Nung, masque baissé, se dirigeait vers sa salle d’études, Pü et Zu-Gon repassèrent devant le garde posté à l’entrée. Ne sachant pas où la rencontre devait se dérouler, Pü suivit le bossu, qui progressait en clopinant vers la côte est de l’île.
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Sur le chemin, il réfléchit à la proposition de Marung. Le sorcier avait certainement beaucoup à lui apprendre, mais ses mystères et ses manières éveillaient en lui une méfiance croissante. Et par-dessus tout, son caractère manipulateur l'inquiétait.
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« Zu-Gon, toi qui passe beaucoup de temps avec Marung, crois-tu que je devrais accepter sa proposition et suivre ses enseignements ? »
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Aucune réponse. Pü éprouvait de grandes difficultés à communiquer avec Zu-Gon. Non pas en raison de son élocution laborieuse, mais parce qu’il ne nourrissait jamais les conversations. Lui arracher autre chose qu’un “oui” ou un “non” relevait de l’exploit, et Marung était le seul à pouvoir maintenir un dialogue avec lui. Lorsque Pü avait cherché à en savoir davantage, le sorcier lui avait expliqué qu’il avait trouvé Zu-Gon errant près de Taï-Toon, quelques mois après l’attaque des kitins sur l’île. Le bossu n’avait su dire ni d’où il venait ni ce qui avait causé son état physique et mental. Une fois encore, les détails restaient flous, et Peu avait rapidement compris que Marung n’était pas disposé à en dire plus. Des mystères. Toujours.
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Lorsque tous deux atteignirent la côte, il découvrit quatre mercenaires de Marung en train de surveiller silencieusement un groupe de cinq Zoraïs affalés sur le rivage. Ces derniers étaient vêtus d’armures sales et particulièrement abîmées, témoignant d’un long périple. À leurs côtés se trouvait une large embarcation accostée, recouverte d’une bâche en toile usée, dont les bords claquaient doucement sous l’effet du vent lacustre. Dès qu’ils remarquèrent Pü, les Zoraïs se mirent à le désigner du doigt, chuchotant entre eux. En examinant leurs masques, Pü crut d’abord qu’ils étaient des Antékamis, mais en y regardant de plus près, il remarqua que leurs blessures ne semblaient pas volontaires. Elles n’évoquaient pas des automutilations rituelles, mais plutôt des plaies infectées ou mal soignées, ne se limitant d’ailleurs pas à leurs masques. Dans l’ensemble, ces Zoraïs semblaient maigres et en mauvaise santé.
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Personne ne parlant, et Pü ignorant ce que Marung voulait lui montrer, il se posta à l’écart et attendit en silence. Pendant ce temps, Zu-Gon alla s’asseoir auprès des mercenaires, partageant leur mutisme. Ce fut environ dix minutes plus tard que Marung fit son apparition, un gros sac en osier accroché dans le dos. Ignorant Pü, il poursuivit sa route jusqu’au groupe de Zoraïs, faisant se lever l’une d’entre eux. Probablement la cheffe du petit groupe.
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« Ce serait mentir de dire que je ne suis pas heureux de vous voir, déclara Marung en avançant directement vers l’embarcation, sans même jeter un regard ni saluer la Zoraï.
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– Att… Attendez, notre récompense d’abord ! lança la Zoraï en s’interposant, bras écartés, entre Marung et le bateau. »
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Son geste déclencha une réaction immédiate chez ses camarades, qui se redressèrent d’un seul élan. Une tension palpable s’abattit aussitôt sur le rivage. Les mercenaires de Marung, sur le qui-vive, adoptèrent une posture défensive, leurs mains glissant instinctivement vers leurs armes. Le sorcier, stoppé net par l’audace de la Zoraï, la fixa d'un regard intense.
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« Votre récompense d’abord ? Qu’est ce que cela change ? répondit-il froidement, laissant quelques secondes s'écouler avant de poursuivre. Peu importe. Si vous êtes si pressés, je vais vous montrer. J'ai tenu mon engagement et vous ai bien gâtés, croyez-moi. »
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Marung fit glisser le sac de son dos avec précaution, révélant, par la lenteur de ses gestes, la fragilité de son contenu. Lorsqu’il l’ouvrit, la Zoraï et ses compagnons se regroupèrent autour de lui, ce qui poussa les mercenaires à s’approcher à leur tour, méfiants. Pendant ce temps, seuls Pü et Zu-Gon restaient en retrait, observant la scène de loin. Marung continua.
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« Le produit est dans ces pots. Je l’ai synthétisé moi-même, et je garantis sa pureté. J’ai estimé environ quatre cents doses, en restant raisonnable sur les quantités. Ici, le matériel : fragile, mais réutilisable de nombreuses fois si vous en prenez soin. Et là, une solution alcoolisée, indispensable pour désinfecter avant et après l’application, ainsi que pour nettoyer le matériel. Je sais que je me répète, mais c’est essentiel. »
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Intrigué, Pü s’approcha finalement du groupe. Dans le panier, il distingua des récipients contenant un liquide ocre bien connu : la foa-foo, une drogue de synthèse à base d’huile qui avait autrefois semé le chaos dans la Jungle et dans les régions administrées par la Fédération de Trykoth. D’autres contenaient un liquide transparent, probablement le désinfectant mentionné, et il aperçut également des seringues. Ces outils médicaux, principalement utilisés par les Matis, étaient généralement fabriqués à partir de dards ou d’épines issus d’animaux et de plantes, un savoir-faire qui leur avait été transmis avec d'autres par la Karavan. La Karavan. Ce simple constat fit monter une vague d’irritation chez Pü.
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« Je croyais que tu avais rejoint ce temple pour soigner des homins, Marung, pas pour leur détruire la santé ! Et tu utilises des seringues, ces outils transmis par la Karavan aux Matis pour encourager leurs expériences abominables visant à altérer la nature dans le but ultime d’atteindre les Kamis. En agissant ainsi, tu propages à la fois des maladies et ce savoir corrupteur. C’est irresponsable ! »
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Un silence pesant s’installa. Mercenaires et Zoraïs aux masques abîmés échangèrent des regards nerveux. Tous savaient qu’il était impensable de s’adresser à Marung sur un tel ton. Le sorcier se releva lentement et se tourna vers Pü.
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« Depuis quand la santé des infidèles te préoccupe, Pü Fu-Tao ? J’ai bien lu les règles prescrites par ton culte, et à priori, tu devrais plutôt te réjouir. Ces Zoraïs, à peine kamistes, seront plus faciles à éliminer. »
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La Zoraï qui dirigeait a priori le groupe croisa ses bras chétifs.
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« Attendez Marung. C’est de nous que vous parlez, là ?
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– Silence ! hurla le sorcier, perdant alors son sang froid et faisant reculer tout le monde de quelques pas, hormis Pü.
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– Je t’ai déjà dit que je ne suivais plus les préceptes du Culte Noir de Ma-Duk, Marung, retorqua Pü. Garde ton second degré pour toi. La foa-foo est hautement toxique et addictive, et tu le sais.
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– Ne me fais pas croire que c’est cela qui te dérange, Pü Fu-Tao ! Le recours à des substances psychoactives est courant dans les spiritualités Zoraï. Ta tribu aussi en consommait.
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– Cela n’a rien à voir ! La foa-foo est une drogue de synthèse fabriquée par des trafiquants uniquement motivés par l’appât du gain. Regarde-les, bon sang ! Ils sont malades !
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– Évidemment qu’ils sont malades ! Ce n’est pas toi qui va me l’apprendre. Mais si je ne leur fournissais pas ça, sais-tu ce qu’ils feraient ? Ils iraient consommer de la Goo ! Regarde donc ces misérables ! Ce n’est pas seulement à cause des effets de la la foa-foo que leur corps est dans cet état. »
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Marung se retourna vers le groupe de Zoraïs, qui, dans une démonstration silencieuse de soumission, baissa la tête à l’unisson, acceptant sans protester l’insulte exprimée.
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« C’est cela que tu préférerais, Pü Fu-Tao ? Oui, ils sont malades. Oui, ils sont esclaves de ce produit. Et oui, je pourrais évidemment soigner leur addiction, au prix de longs et pénibles mois de cures. Mais aucun d’entre eux ne le souhaite. Pourquoi ? Parce que, il y a trois ans, le monde a sombré. Et aujourd’hui, il ne leur reste que ça. »
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Marung s’avança vers la Zoraï, tendit une main et caressa ses cheveux bleus et sales avec une douceur glaçante. Elle frissonna, incapable de dissimuler sa peur.
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« Ce ne sont pas des Appelés, comme toi, Nung ou moi. Ce sont des Fortunés, des êtres sans destinée, dont les vies sont condamnées à être entraînées par des pulsions futiles. Pour autant, ils ne doivent pas être blâmés pour cela, car, qu’il s’agisse de drogue, d’amour, de foi, de quête de puissance, de savoir, ou de je ne sais quoi d’autre, n’oublie jamais que nous avons tous besoin d’une obsession pour tenir debout, pour continuer à avancer. Nous sommes tous esclaves de quelque chose, Pü Fu-Tao. Eux, évidemment. Mais toi aussi. »
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Pü s’apprêta à décrypter les paroles de Marung, mais se ravisa instantanément.
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« Des belles formules et de grands discours, comme toujours ! fulmina Pü. Te rends-tu compte de tout ce que tu es obligé d’inventer pour justifier tes actions ? Tu n’arriveras pas à me convaincre que tu fais ça pour leur bien, alors que tu monnayes leurs services contre le poison qui les tue à petit feu. On dit d’ailleurs que la foa-foo a été inventée par la Karavan pour asservir les Zoraïs afin de les retourner contre les Kam…
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– La Karavan ! Toujours la Karavan ! l’interrompit Marung. Tu m’accuses d’utiliser des formules, mais regarde leur justesse : tu es obsédé par elle ! Le monde s’est effondré, et toi, tu n’arrêtes pas de la voir partout. Toi qui es d’ordinaire si calme, tu perds tout contrôle dès qu’on prononce son nom. Voilà ton obsession, ce qui te pousse à avancer. C’est ton désir viscéral d’exterminer la Karavan et ses fidèles, au nom des Kamis. Ta tribu serait sans doute fière de te voir si prosélyte, alors que les civilisations se sont effondrées et qu’il ne reste presque plus d’homins à convaincre. Tu as beau avoir rejeté les préceptes de ton culte, quoi que tu en dises, tu restes un apôtre zélé, Pü Fu-Tao.»
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Les paroles de Marung touchèrent Pü en plein cœur. Il y a quelques mois, il se voyait encore comme un libérateur, parcourant Atys non pour répandre la foi en Ma-Duk et mener la Guerre Sacrée, mais pour retrouver les survivants et les protéger des kitins. Pourtant, il n’avait jamais réussi à rassembler qui que ce soit autour de lui. Marung venait de lui faire remarquer, à juste titre, qu’il continuait à prêcher contre la Karavan par simple automatisme, en faveur des Kamis, alors qu’il s’était pourtant senti méprisé par le Kami Noir lorsque ce dernier, par l’intermédiaire de la Voix, lui avait fait comprendre que sa vie ne lui appartenait pas, et qu’il n’avait d’autre choix que d’agir en tant que Guerrier Sacré. En rejetant les aspects les plus barbares du culte de sa tribu, sans parvenir à devenir le libérateur qu’il avait rêvé d’être, et en continuant son prêche, alimenté par une enfance entière de conditionnement, Pü était devenu un pâle reflet de ce qu’il voulait être : un libérateur sans éclat, et une version encore plus décevante de ce que sa tribu auraient voulu qu’il soit… un prédicateur sans foi.
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Voyant que sa remarque avait atteint Pü, qui ne savait quoi répondre, Marung se dirigea vers l’embarcation. Frustré par son inconséquence, l’irritation de Pü se transforma en colère. Une colère qu’il aurait aimé diriger contre lui-même, mais qui se tournait désormais vers Marung. Il s’avança vers le sorcier, et ses mercenaires, qui d’abord voulurent s'interposer, se figèrent en croisant son regard. Tous ressentirent que Pü était prêt à en découdre, et aucun d’entre eux n’avait l’intention de défier le Masque Noir.
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« Et toi, Marung ! Toi, l’héritier malchanceux du trône de la théocratie, abandonné par la Karavan alors que les Sages ont été sauvés, oublié par les Kamis alors qu’ils m’ont choisi ! Toi, qui ne crois en rien d’autre qu’en toi-même ! Quelle est ton obsession ? »
  
{{Quotation|''Bélénor Nébius, narrator''|
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Sans se retourner, ne se sentant a priori pas menacé outre mesure par Pü, Marung éclata de son rire dérangeant caractéristique.
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« Tes attaques sont basses, Pü Fu-Tao. Mais c’est de bonne guerre, j’admets m’être moi aussi emporté. Je dois en revanche te corriger : je ne crois pas seulement en moi-même, je crois aussi, et avant tout, en la science. Quant à mon obsession, elle me semble pourtant évidente : je veux tout savoir de ce monde ! »
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À ces mots, Marung tira sur la bâche, dévoilant un ensemble d’objets noirs, faits de cette matière brillante et froide que Pü avait déjà observée à plusieurs reprises, et qu’il supposait exogène à Atys. Cette matière utilisée par la Karavan pour construire ses armures, ses armes et ses machines infernales. Entre les débris d’engins, Pü reconnut le casque gravement abîmé d’un agent, dont la partie cervicale indiquait qu’il renfermait une tête, ainsi qu’une lance identique à celle qu’il avait retirée du corps du Kami Noir. Ce geste qui avait permis à la créature de se libérer, mais qui avait aussi irrémédiablement lié son destin au sien.
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À la vision de ces objets, une bouffée de haine monta en lui. Elle fut immédiatement suivie par une seconde, plus violente encore, dirigée cette fois contre lui-même, alors qu’il prenait conscience du caractère incontrôlé de sa réaction. Il était persuadé que Marung l’avait sciemment conduit ici pour le provoquer, et il se sentit pris au piège. Pris au piège par Marung, mais encore davantage par ses propres contradictions.
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Sans demander son reste, Pü fit volte-face et s’éloigna de la berge, prenant le chemin de sa cabane perchée sur la rive nord de l’île. Marung, immobile, ne fit aucun geste pour le retenir mais l’interpella malgré tout. Cette fois, cependant, sa voix était dénuée de colère et de sarcasme. Elle était empreinte d'une gravité inhabituelle.
 +
« J’étais sincère lorsque j’ai dit que ce que l’on m’amenait devrait t’intéresser. Car cela aurait dû t’intéresser ! Si tu veux comprendre qui tu es vraiment, si tu veux percer le lien qui t’unit à ce Kami et t’émanciper du destin qui semble te peser, tu dois t’intéresser à tout ce qui dépasse l’hominité ! Aux Puissances qui dominent Atys ! »
 +
Marung éleva la voix et, dans un geste théâtral, saisit le casque de l’agent. Il le brandit haut, la matière noire cabossée scintillant faiblement sous la lumière de l’Astre du Jour. Tous les masques étaient tournés vers lui, sauf celui de Pü.
 +
« Sans cela, tu resteras à jamais un esclave. Un esclave des Kamis, de la Karavan, de ton passé... et de ta propre dissonance ! Mais moi, je peux t’aider. Je peux t’aider à trouver une obsession digne de toi, Pü Fu-Tao ! »
 +
Le Masque Noir s’arrêta. Il ne savait pas s’il pouvait faire confiance à Marung. En vérité, il en doutait fortement. Ce dont il était certain, en revanche, c’était qu’il ne souhaitait pas passer sa vie à être obsédé par la Guerre Sacrée.
 +
Enfant, il avait cru qu’il serait heureux de mener la Guerre Sacrée au côté de son frère.
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Adulte, il avait compris que cela ne le rendrait pas heureux.
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Devenu Masque Noir, il s’était convaincu qu’il pourrait mener la Guerre Sacrée à sa manière.
 +
Puis, le Kami Noir lui avait fait comprendre que, pour mener la Guerre Sacrée, il lui suffisait de vivre sans chercher à mourir. Comme si sa volonté propre n’avait aucune portée. Comme si, quelles que soient ses actions, l’issue resterait immuable.
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Cela ne pouvait plus durer.
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Marung, convaincu d’avoir ébranlé ses certitudes, s’empressa de conclure sa tirade.
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« Je vais donc clarifier ma proposition : accepte de devenir mon disciple, Pü Fu-Tao, et prends enfin le contrôle de ta vie ! »
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Oui, il devait reprendre les rênes de sa vie. S'émanciper des Kamis. Surmonter son obsession pour la Karavan. Et finalement, ne pas permettre à Marung de le modeler, comme il semblait le faire insidieusement avec Nung chaque jour.
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Refusant intérieurement l'offre du sorcier, Pü poursuivit sa route.
  
 
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Версия 12:16, 1 марта 2025


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II·VI - Obsession

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Un tintement cristallin se répercuta dans le large couloir, bientôt suivi du martèlement de pas précipités. « Puis-je vous aider maître ? lança un Zoraï vêtu d’une combinaison blanche en poussant la porte de la salle d'expérimentation, le souffle court. – Oui, répondit Marung en relâchant la ficelle qui actionnait le système de cloches, puis en pointant une dague effilée dans sa direction. Donne-moi ta main s’il te plaît. » Légèrement apeuré, mais désormais accoutumé aux caprices du sorcier et conscient des conséquences d’un refus, le Zoraï tendit sa paume sans la moindre hésitation. La lame trancha sa peau d’un geste net et précis. Marung, tenant un bol au fond conique dans son autre main, y récolta le sang qui coulait de la plaie. Une fois sa tâche accomplie, il referma la blessure d’un simple sort et congédia l’homin. La manière dégradante dont Marung traitait son personnel, et plus généralement tous ceux qu’il jugeait indignes d’intérêt, avait le don d’exaspérer Pü. Bien qu’il ait rejoint le sorcier depuis plusieurs semaines, il ne s’y était toujours pas habitué. Pourtant, il ne regrettait pas sa décision. Lorsqu’au cours de leur première rencontre Marung lui avait proposé de le suivre, il avait accepté sans hésiter. Après plusieurs années d’isolement, sans personne pour lui adresser plus de quelques mots avant de le fuir, Marung était une exception. Non seulement il ne craignait pas Pü, mais il manifestait également un véritable intérêt à son égard et le tenait en haute estime. En effet, le sorcier n’avait cesser de souligner la singularité de sa constitution, qu’il avait perçue dès leur rencontre dans la bibliothèque de Taï-Toon, et qui expliquait selon lui le lien si singulier qu’il partageait avec le Kami Noir. D’abord méfiant, Pü s’était laissé séduire par ses paroles. Pour la première fois depuis longtemps, il était soulagé que quelqu’un perçoive en lui autre chose qu’un simple présage de malheur. Puis, il nourrissait également une certaine curiosité : qu’allait conclure le sorcier à son sujet, lui qui avait des qualifications indéniables ? Après l’avoir observé plusieurs fois travailler, Pü devait bien admettre que la science, les rituels, et autres expériences de Marung étaient très avancées. En l'observant ainsi, il s'était déjà demandé jusqu’où le sorcier pourrait progresser en atteignant l’âge de Grand-Mère Bä-Bä, dans bien des décennies. « Je te laisse faire, dit Marung à Pü, en lui tendant la dague après l’avoir nettoyée avec une solution alcoolisée. – Pourquoi ne pas avoir utilisé ton propre sang ? répondit-il en saisissant la lame pour s’entailler la paume, laissant son sang couler dans un second bol semblable au premier. – Car seul le sang d’un simple homin peut révéler en quoi tu es supérieur. » Pü leva les yeux au ciel. Chez Marung, cette condescendance n’était pas comportement instinctif, mais attitude délibérée : le sorcier saisissait chaque occasion pour rappeler qu’il se considérait comme quelqu’un d’important. Pü, à l’inverse, n’avait jamais été à l’aise avec l’idée de se placer au-dessus des autres. S’il avait tenté de le faire ces derniers mois, c’était uniquement pour convaincre les survivants qu’il avait croisé de le suivre, et ses efforts s’étaient invariablement soldés par des échecs. Là où Pü aurait tout donné pour vivre et mourir dans la souche d’arbre-ciel qui l’avait vu naître, entouré des siens et loin du poids de la prophétie, Marung, lui, n’avait jamais cessé d’aspirer à devenir quelqu’un de grand. Au fil des semaines passées ensemble, Pü avait appris qu’avant d’être le disciple le plus prometteur du Grand Sage Min-Cho, Marung avait grandi dans une famille influente, appartenant à l’élite culturelle et spirituelle de Zoran, et comptant parmi ses ancêtres d'illustres Zoraïs. Repéré très tôt par le Conseil des Sages, Marung s’était rapidement imposé comme une figure prometteuse, doté du potentiel requis pour rejoindre un jour le Conseil des Sages, voire même prétendre au titre prestigieux de Grand Sage de la Théocratie. Et si la chute de la civilisation Zoraï et la fuite précipitée de l’oligarchie de Zoran avaient mis un terme aux ambitions politiques de Marung, le sorcier semblait désormais poursuivre d’autres desseins. « Merci encore pour ta patience, reprit-il en plaçant avec soin les deux bols sur un trébuchet posé sur la table de manipulation qui leur faisait face. J’aurais aimé te montrer cela plus tôt, mais, comme tu as pu le constater, mes obligations sont nombreuses. Le rituel que je vais effectuer n’est pas particulièrement complexe, mais il repose sur une compréhension nouvelle de la Sève. Il a été mis au point il y a seulement quelques années et était encore inconnu du grand public avant la chute de la Théocratie. » Marung marqua une pause pour vérifier le poids des bols. Il retira une petite quantité de sang du plus lourd, ajustant avec précision son remplissage jusqu’à ce que les deux récipients affichent un poids parfaitement identique, puis releva le masque une fois satisfait. « Bien, je vais pouvoir commencer. »

Posant le premier bol devant lui, il ouvrit ensuite une longue boîte d’où il sortit trois objets : deux petites sphères et une tige façonnées dans le même matériau grisâtre. Probablement de l’os. Les trois pièces étaient ornés d’idéogrammes zoraïs finement tracés. Avec une précision cérémonielle, Marung plaça une des deux sphères au centre du premier bol et attendit patiemment que la surface du sang qu’il contenait se stabilise. Il introduisit ensuite la tige dans le bol et la fit glisser le long du bord en un mouvement circulaire, maîtrisé et régulier. Peu à peu, un tourbillon commença à creuser la surface du liquide. Tandis que le mouvement gagnait en intensité, le sorcier commença à psalmodier une stance quasi inaudible. Ses intonations semblaient résonner avec la sphère, qui ralentit progressivement avant d’inverser son sens de rotation. Au fil des secondes, la teinte grisâtre de la sphère vira lentement au rouge profond, tandis que sa surface prenait une apparence cristalline et semblait légèrement s’épaissir. Finalement, le sorcier acheva son incantation et plongea une cuillère dans le bol pour en retirer la sphère. Elle avait légèrement grossi et arborait une robe écarlate scintillant sous la lumière de la pièce, comme si une partie du sang s’était vitrifiée autour de celle-ci. Marung la souleva alors à hauteur du masque de Pü et la maintint juste devant ses yeux. « Voilà la part de particules spirituelle contenu dans le sang de ce dévoué subordonné. Un Zoraï comme les autres... Un Fortuné. Bien loin de ce que je vais te montrer maintenant. » Marung nettoya soigneusement la baguette avec la même solution alcoolisée qu’il avait utilisée pour désinfecter la dague, puis l’essuya avec soin. Une fois celle-ci propre, il plaça la seconde sphère au centre du bol contenant le sang de Pü. Reprenant le même rituel, il fit glisser la baguette le long du bord du récipient, imprimant le même mouvement circulaire et régulier, et prononçant la même stance. Lorsque la rotation de la sphère s’inversa, Pü remarqua une différence frappante : la sphère tournait plus rapidement que la précédente et semblait grossir à vue d’œil. Quand le sorcier eut finalement terminé, il retira du bol un orbe écarlate bien plus imposant que celui produit par la première. Sans un mot, il tendit la cuillère à Pü, qui la récupéra précautionneusement pour examiner l’orbe de plus près. « Rien à voir, n’est-ce pas ? Tu es un Appelé. Donne-le moi, je vais le peser. » Pü observa le petit objet un instant de plus avant de rendre la cuillère à Marung. Après avoir délicatement essuyé les deux orbes avec un tissu propre, il les plaça sur la balance pour en comparer le poids. La différence était flagrante. Celui de Pü était nettement plus lourd. « Qu’est ce que cela t’inspire ? » lança-t-il à Marung. Ignorant la question, le sorcier saisit le cube d’ambre qui ne le quittait jamais, actuellement posé sur la table de manipulation. En observant son masque et en voyant son regard se perdre dans les reflets orangés de l’objet, Pü comprit aussitôt que Marung était en train d’y graver magiquement ses pensées. Respectueux de ce moment de concentration, il se tut pour ne pas troubler le processus. Une fois l’inscription achevée, le sorcier reposa le cube et se tourna calmement vers Pü. « Ce que cela m’inspire ? Pas grand-chose. Comme prévu, ton sang est bien plus riche en particules spirituelles que celui d’un simple homin. En réalité, je voulais simplement te montrer quelque chose qui, pour l’instant, échappe encore à ta perception. Une chose que tu seras capable de ressentir par toi-même, une fois que tu maîtriseras mieux kami’o liang. Si tu le souhaites, je peux t’aider à en accélérer l’éveil. » “Kami’o liang”, littéralement “ouïe kamique”, désignait, selon Marung, le nouveau sens que Pü avait développé après la bénédiction du Kami Noir. Un don que Marung connaissait bien, pour l’avoir lui-même reçu peu après la pousse précoce de son masque. La première fois que Marung avait nommé ce don avait donné lieu à une discussion que Pü avait jugée fort intéressante. En effet, alors que le sorcier disait avoir l’impression d’entendre la Sève couler, Pü, pour sa part, avait l’impression de la visualiser. Pour lui, “kami’o liang” était plutôt “kami’o kai”, soit la “vision kamique”. Marung, qui avait déjà croisé une poignée d’autres Zoraïs bénis par les Kamis — dont la plupart siégeaient au Conseil des Sages — n’avait pas été surpris de constater que Pü ne vivait pas ce don comme lui-même le vivait. Selon Marung, certains d’entre eux, même, ne voyaient ni n’entendaient la Sève, mais la ressentaient de manière plus abstraite, sans correspondance avec les sens usuels. D’abord agréablement surpris par la proposition d’aide de Marung — une première, venant de lui, habituellement si réticent à partager son savoir —, Pü ne tarda pas à soupçonner une intention sous-jacente. Il se demanda si Marung ne cherchait pas simplement à détourner la conversation, peut-être pour dissimuler des informations qu’il aurait tirées du rituel qu’il venait d’accomplir, mais qu’il préférait garder pour lui. Désireux de l’amener à se dévoiler davantage, Pü se rappela aussitôt qu’insister risquait de le braquer, compte tenu de la nature méfiante du sorcier. Il choisit donc d’accepter sa proposition et de jouer le jeu, au moins pour l’instant. « Merci de te proposer de m’aider. Je pense effectivement que tes connaissances pourrait me permettre d’affiner certains des apprentissages que le Kami Noir m’a enseignés. Son pouvoir n’a d’égal que sa difficulté à communiquer clairement avec moi. – Je comprends bien ce que tu veux dire, dit Marung avec un sourire. Les Kamis sont très peu loquaces. Mais j’espère que tu réalises la chance que tu as eue de passer trois années entières seul avec l’un d’entre eux pour t’entraîner. J’ai moi aussi eu l’occasion de recevoir des enseignements de Kamis, invoqués par les Sages lors de certaines occasions, mais toujours pour des périodes bien plus courtes. – Oui, je mesure ma chance. J’ai appris énormément en trois ans, même si je n’ai pas encore ton niveau de maîtrise dans l’art de manipuler la Sève. »

Pü jouait volontairement sur la corde sensible de Marung : le sentiment de sa propre valeur Bien que les deux Zoraïs aient naturellement adopté le tutoiement, il savait qu’il devrait maintenir une certaine déférence aussi longtemps qu’il resterait sur l’île du sorcier. Marung, dans un geste qui se voulait humble, agita légèrement la main avant de faire glisser délicatement les orbes rougeâtres dans l’une des poches de sa combinaison mauve. Pü réprima l’envie de lui demander s’il pouvait récupérer le sien, préférant ne pas compromettre le rapprochement qui semblait s’esquisser. Il décida plutôt de poursuivre la conversation, convaincu qu’il aurait l’occasion de lui faire la demande un autre fois. « D'ailleurs, même si ma vision kamique n’est pas encore complètement éveillée, au point de pouvoir distinguer les homins entre eux, il m’a quand même permis de faire certaines observations. Je ne pense pas t’apprendre grand chose, mais j’aimerais quand même en discuter avec toi. » Marung, après s'être débarrassé du reste de sang contenu dans les bols, s'était attelé au nettoyage des récipients et de sa table de travail. D'un geste, il invita Pü à poursuivre. « En observant les formes de vie qui peuplent la Jungle, j’ai distingué plusieurs grandes catégories, continua Pü. Elles diffèrent par la manière dont la Sève circule dans leur corps : les Kamis présentent un flux extrêmement dense, la flore et les animaux un flux dense, les homins et les kitins un flux relativement peu dense, tandis que les agents de la Karavan sont dépourvus de flux. Deux choses m’ont frappé : premièrement, le fait que les homins n’aient pas un profil plus proche de celui des Kamis, et deuxièmement, que les kitins affichent un flux si similaire au nôtre. Je suppose que tu as déjà constaté ces différences ? – Tout à fait, répondit Marung en se retournant vers lui. En ce qui concerne les homins, je t’apprendrai même que le flux de Sève varie également selon leur race, ainsi que certaines de leurs caractéristiques individuelles. C’est une nuance que tu pourras percevoir toi aussi, quand tu seras suffisamment expérimenté. Pour autant, si tu as remarqué cela, c’est que tu maîtrises déjà bien ton nouveau sens. » Marung s’arrêta un bref instant, comme s’il cherchait ses mots, puis reprit.

« Je vais être honnête, souffla-t-il, une lueur énigmatique brillant dans les fentes oculaires de son masque. J’ai une hypothèse à propos du sujet que tu viens d’évoquer. Une hypothèse qui déplaît autant au Conseil des Sages de Zoran qu’au Collège Royal et à l’Église de la Lumière de Matia. Aucun d’eux ne voudrait qu’elle soit exprimée. Les Zoraïs préfèrent croire que les homins sont des créations immaculées des Kamis, tandis que les Matis tiennent à l’idée qu’ils n’ont aucun lien avec eux. » Le sorcier s’avança vers la porte, adressant à Pü un regard qui l’invitait à le suivre. « Pourtant, je suis convaincu que la vérité se situe quelque part entre ces deux visions, continua-il. Oui, l’origine des homins est sans doute liée aux Kamis. Mais je ne pense pas que nous soyons leur création pure, à l’image des plantes ou des animaux par exemple. Nous sommes différents, et nous partageons cette différence avec les kitins. » Marung s’arrêta un instant, scrutant Pü avec attention. Il maîtrisait l’art du silence comme une arme rhétorique, jouant sur le rythme et tentant de jauger l’impact de ses paroles volontairement énigmatiques sur son interlocuteur. Mais Pü, habitué à ce qu’il qualifiait d’effets de manche, resta parfaitement impassible. « Et pour le prouver, je compte tirer parti du malheur qui nous a frappés il y a trois ans de cela. Suis-moi. » Marung ouvrit la porte et s’engagea dans le couloir, Pü sur ses talons. Tous deux empruntèrent plusieurs bifurcations dans le dédale de passages. Ce lieu, que le sorcier s’était approprié après la chute de la Théocratie, était autrefois l’un des nombreux lao-gong disséminés à travers le pays, ces temples dédiés à la guérison, dont celui-ci avait pour vocation particulière de soigner les homins souffrant d’une rupture dans l’harmonie de leurs particules spirituelles. Ce déséquilibre, qui perturbait la manipulation de la Sève et, par conséquent, la pratique de la magie, pouvait, dans les cas les plus graves, engendrer des maladies dégénératives réduisant considérablement l’espérance de vie des homins. Marung, qui avait intégré ce temple quelques années avant le début de l’essaimage des kitins, rejoignant ainsi son grand frère déjà en poste, tenta de protéger les lieux lorsque la horde déferla sur la Jungle. Grâce à son emplacement insulaire, l’endroit avait échappé aux premiers assauts, permettant aux défenseurs de résister plusieurs jours. Cependant, une attaque aérienne massive finit par briser leur ligne de défense, emportant de très nombreuses vies, dont celle de son frère. Le déroulé des événements qui avaient suivi demeurait flou. Pü n’était toujours pas certain de la manière dont le sorcier avait réussi à s’imposer comme le chef d’une petite communauté de survivants. Celle-ci était composée à la fois d’anciens travailleurs du temple ayant échappé à la catastrophe, et de Zoraïs venus de l’extérieur : principalement d’ex-soldats, de guerriers tribaux et de bandits rescapés, qui avaient fini par devenir des mercenaires au service du sorcier. Pü ne savait pas non plus ce qu’étaient devenus les patients du temple, ni si tous avaient péri durant l’assaut. Les rares personnes encore présentes depuis l’époque précédant l’essaimage, autrefois collègues de Marung, se montraient peu loquaces. Pü soupçonnait qu’elles avaient reçu l’ordre de garder le silence, et il devinait que la prise de pouvoir du sorcier dissimulait un certain nombre de secrets. Le seul fait indéniable était que, trois ans après ces événements, Marung dirigeait une cinquantaine d’individus entièrement dévoués à sa personne. Sans patient à soigner, le sorcier avait transformé le temple en un immense laboratoire, où certains accès étaient rigoureusement surveillés. Notamment celui du niveau inférieur, enfoui dans les profondeurs de la petite île, dont l’entrée demeurait strictement interdite, et dont seul Marung possédait les clés. Saisissant une lanterne à lucioles posée sur un petit meuble, puis déverrouillant la lourde serrure de la porte, le sorcier incita son invité d’un geste à le précéder dans l’escalier qui s’enfonçait devant eux. Pü franchit le seuil sans hésiter. Jusqu’alors, la Voix n’avait cessé d’exprimer à Pü la méfiance qu’elle éprouvait envers Marung. Elle lui avait d’ailleurs conseillé de taire sa propre existence. Malgré cette prudence et la méfiance qu’il partageait en partie, Pü ne craignait pas que Marung puisse s’en prendre à lui directement. Certes, le sorcier était un mage bien plus expérimenté que lui, et ses sorts les plus puissants auraient pu le tuer d’un seul coup. Cependant, au corps à corps, Pü était convaincu qu’il aurait facilement l’avantage. Marung n’était pas un soldat, et il ne s’en cachait pas. Son corps mince et dépourvu de muscles en était la preuve évidente. Le précédant de peu dans l’escalier, il entama la descente avec calme, l’observant continuellement à l’aide de sa vision kamique et veillant à ne jamais le distancer. Leurs pas résonnaient faiblement sur les marches taillées dans l’écorce, tandis que la température chutait progressivement. Arrivé dans un profond et large couloir, Marung reprit la tête, avançant d’une foulée assurée. « Cette partie du temple est interdite d’accès. C’est l’endroit où se tiennent mes expériences les plus confidentielles… et aussi les plus dangereuses. » Tout en suivant Marung, Pü tenta d’identifier le contenu des pièces adjacentes. Une porte, en particulier, attira son attention. Derrière celle-ci, il perçut quatre flux disjoints de Sève, correspondant à quatre homins vivants et a priori allongés. Intrigué, il ralentit. Marung s’arrêta alors net, et se retourna lentement, une lueur froide dans le regard. « Je t’invite généreusement au cœur de ma maison, et voilà que tu écoutes aux portes ? Ce n’est pas très respectueux, Pü Fu-Tao. Ces portes sont closes pour de bonnes raisons. Derrière celle-ci, par exemple, se trouvent quatres homins gravement malades et contagieux, que je tente de guérir. » Son ton devint plus dur, presque glacial. « Alors, vas-tu te montrer capable de respecter mes règles et continuer à me suivre sans mettre ton masque partout, ou préfères-tu que nous remontions tout de suite ? » Il restait finalement des patients dans ce temple ? Uniquement au sous-sol ? Alors que tout indiquait qu’il n’y en avait plus ? Pü restait sceptique. Pour autant, il devait reconnaître que Marung n’avait pas tort de critiquer ses manières. Après tout, s’il avait envisagé qu’il pourrait être pris sur le fait, il se serait sans doute retenu d’utiliser sa vision kamique, preuve qu’il était conscient d’agir de manière discutable. D’autant plus que le sorcier lui avait manifesté une certaine confiance en l’invitant à le suivre dans un lieu aussi hautement privé. « Tu as raison, je te présente mes excuses. J’ai agi sans réfléchir. Tes travaux éveillent souvent ma curiosité, mais il n’y avait aucune malveillance dans mon geste. » Marung acquiesça en silence avant de reprendre sa marche. Pü le suivit, s’abstenant cette fois de tenter de deviner ce qui se trouvait derrière les autres portes qu’ils longeaient. Il préféra concentrer son attention sur celle devant laquelle Marung venait de s’arrêter, et dont il était désormais occupé à déverrouiller la serrure. Derrière, Pü découvrit une pièce sobrement éclairée, dominée par des tables de manipulation encombrées d’instruments et de récipients de tailles variées. Le long d’un mur, plusieurs baignoires zoraïs fabriquées en taleng – cette plante aux tiges vertes, creuses et lignifiées, abondante dans les jungles – étaient soigneusement alignées. Traditionnellement utilisées pour les bains rituels ou médicinaux, elles semblaient parfaitement à leur place dans ce temple. Marung invita Pü à entrer, et celui-ci s’avança lentement, intrigué par ce qu’il souhaitait lui montrer. En s’approchant des baignoires, il remarqua bientôt un léger mouvement à la surface du liquide contenue dans l’une d’entre elles. Intrigué, il se pencha. D’un geste rapide, Pü dégaina ses dagues et bondit en arrière, se positionnant face à Marung, loin des bassins. Le sorcier laissa échapper un rire et leva les mains. « Allons, allons ! La petite bête ne va pas manger la grosse, Pü Fu-Tao. – Petites ? Ces larves sont gigantesques ! Ce sont des larves de kitins, n’est-ce pas ? Comment as-tu réussi à t’en procurer ? Tu es parvenu à t’introduire dans un nid ? » Le sorcier haussa légèrement les épaules tout en s’approchant des baignoires sans la moindre crainte. « Tout dépend de ce que tu appelles un "nid". En réalité, il existe deux types de nids. Il y a les immenses nids, appelés kitinières par la Karavan, qui abritent des milliers d’individus, et qui sont gouvernés par une reine. Ces lieux sont imprenables sans une armée conséquente de soldats parfaitement formés. Mais il existe aussi des nids plus petits, sans reine. Je ne suis pas encore certain de leur utilité, mais ils semblent être des sortes d’avant-postes. Toujours est-il qu’ils sont bien plus accessibles. Ces larves viennent de ce type de nid. – Et que fais-tu avec des larves ? Tu espères les faire grandir ? lança Pü en abaissant ses armes. – Pour le moment, ce n’est pas dans mes plans, affirma Marung avec un sourire énigmatique. Ces larves là m’intéressent uniquement pour leurs cellules. » Le sorcier marqua une pause, comme pour s’assurer que Pü suivait, puis continua sur un ton professoral. « Sais-tu ce qu’est une cellule ? – Je sais que les animaux et les plantes sont constitués de cellules, et que ces cellules sont elles-mêmes composées de particules matérielles et spirituelles, répondit Pü en s’avançant à son tour vers le bassin. Ce savoir a été transmis à l’hominité par les Kamis. Pour le reste, j’ai cru comprendre que nous étions encore loin de pouvoir identifier précisément ces particules, ainsi que leur éventuelle composition. – En vérité, c’est plutôt la Karavan qui a transmis ce savoir aux homins, précisa Marung en jetant un regard appuyé à Pü, conscient du caractère délibérément provocant de son affirmation. Mais pour le reste, tu as raison. Comme je l’ai suggéré tout à l’heure, je suis convaincu que les kitins et les homins partagent quelque chose d’unique. Une caractéristique que les autres espèces vivantes d’Atys ne possèdent pas, probablement liée aux particules physiques plutôt qu’aux spirituelles, et qui, selon moi, trouve son origine chez la Karavan. » Marung posa une main sur le rebord de la baignoire, observant les grosses larves blanchâtres qui ondulaient paresseusement dans le liquide épais. Il gardait le silence, guettant la moindre réaction de Pü. Il savait parfaitement que la tribu du jeune zoraï vouait une haine viscérale à la Karavan, et que suggérer un lien aussi fondamental entre cette dernière et les homins risquait de provoquer chez lui une colère froide. Mais à sa grande surprise, le Masque Noir ne réagit pas. Alors il continua. « À défaut de ne pas avoir encore pu ausculter un agent de la Karavan, j’ai désormais accès à du matériel biologique provenant de kitins. Grâce à des expériences comparatives, empiriques mais minutieuses, j’espère pouvoir étayer mon hypothèse. Si je parviens à identifier la singularité que nous partageons avec les kitins, ce sera une avancée majeure dans notre compréhension de ce qui nous lie à la Karavan, et de ce qui nous différencie des Kamis. » Subitement, Pü rengaina ses armes et se dirigea vers la sortie. S’il avait tenté de garder son calme, entendre Marung comparer les homins — et donc sa propre famille — aux kitins, responsables de leur massacre, puis affirmer que la Karavan était derrière la création des homins, fit naître en lui un profond sentiment de dégoût. « Sans vouloir te manquer de respect, je pense que tu te trompes, asséna-t-il d’un ton sec. Les homins sont de pures créations des Kamis, comme tous les êtres vivants qui foulent Atys, à l’exception de la Karavan, qui n’est qu’un dangereux parasite. » Marung sourit derrière son masque, satisfait d’avoir percé l’armure émotionnelle de Pü. « Et comment expliques-tu ce que tu as vu, et ce que j’ai entendu ? répliqua-t-il en croisant les bras. Le fait que la Sève nous traverse d’une manière si proche de celles des kitins, et qu’elle ne traverse pas les Agents de la Karavan ? – Je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Mais si tu veux vraiment connaître l’origine des homins, j’accepte de te prêter le cube d’ambre qui présente Ma-Duk et le Culte Noir que ma tribu lui vouait. J’espère que cela te permettra de te rendre compte que tu te trompes. » Marung éclata d’un rire dérangeant, qui résonna jusque dans le couloir. « Quelle certitude ! Cela ne te ressemble pas. Écoute, Pü Fu-Tao, j’accepte avec grand plaisir. J’ai même hâte de déchiffrer cela ! J’espère être autant convaincu que tu sembles l’être. Pour te remercier, une fois que j’aurai terminé l’étude de ton cube d’ambre, je te propose de te transmettre certains de mes enseignements. » Malgré son ton, Marung n’était pas ironique. Pü savait que le sorcier convoitait les secrets de sa tribu, une envie qu’il n’avait jamais cherché à dissimuler et qu’il avait exprimée à plusieurs reprises. En fin manipulateur qu’il était, peut-être même que cette discussion sur la Karavan n’était pour lui qu’un stratagème de plus pour inciter Pü à lui prêter enfin son cube d’ambre. Jusqu’alors, celui-ci s’y était toujours refusé. Il rejetait la violence inhérente aux préceptes du Culte Noir de Ma-Duk et jugeait que le cube ne contenait rien de véritablement utile. Pour lui, son contenu relevait davantage d’un fardeau que d’une ressource, en particulier les parties traitant des anciens préceptes. Mais il y avait pire que les croyances de sa tribu. Il y avait les kitins et la Karavan. Les premiers avaient exterminé l’hominité, annihilant des civilisations entières dans leurs essaimages implacables, et la seconde corrompait l’esprit et le cœur des homins depuis toujours, les transformant en soldats dociles, complices de la lente destruction d’Atys, pillant ses ressources, altérant la nature, et traquant les Kamis sans relâche. Pü ne pouvait concevoir que les homins aient quoi que ce soit en commun avec de tels fléaux. Ou plutôt, il ne voulait pas. Cette croyance-là, il était prêt à l’assumer. -–—o§O§o—–- Pü entra dans la réserve, prenant soin de laisser la porte grande ouverte, permettant au vent qui balayait les côtes de l'île de s'engouffrer dans la vaste pièce. Certes, son pouvoir lui offrait un avantage indéniable, et il aurait sans aucun doute été plus juste de s’abstenir de l’utiliser. Ne pas suivre les règles du jeu n’était pas correct. Il se souvenait encore de ce jour, enfant, où son frère l’avait surpris en train de regarder à travers ses doigts alors qu’il était censé le chercher après lui avoir laissé le temps de se cacher. Niî lui avait reproché sa tricherie. Pourtant, quelques années plus tard, Pü avait découvert que son frère s’amusait lui aussi à contourner les règles, prétextant que cela rendait le jeu plus intéressant, en y ajoutant tension et fausses surprises. Pü n’avait jamais été convaincu par cette justification. Pas jusqu’à aujourd’hui, du moins. Nonchalamment, il passa entre plusieurs caisses, dont celle derrière laquelle Nung se dissimulait. Ouvrant le couvercle, il fit mine de chercher l’enfant à l’intérieur tout en observant, à travers le bois, l’absence de mouvement de ses poumons, signe qu’il était en train de retenir sa respiration. Il fouilla la caisse pendant plusieurs secondes, prolongeant délibérément l’instant, avant de faire demi-tour au moment où Nung commençait à manquer d’air. Il se dirigea alors vers un autre coin de la pièce, le plus encombré et éloigné de la porte, afin d’offrir une échappatoire à l’enfant. Ce dernier, hurlant de rire, se précipita vers la sortie, ravi d’avoir réussi à tromper son partenaire de jeu. Pü, qui avait imaginé que l’enfant tenterait une sortie plus discrète, leva les yeux au ciel. En même temps, cela montrait qu’il était différent de lui. Qu’il n’avait pas été, comme lui, conditionné à réagir en toutes circonstances comme un soldat. Ce qui, au fond, était une excellente chose. « Je t’aurai la prochaine fois, Nung ! J’arrive ! » cria Pü une fois sorti à l’air libre, suivant le petit Zoraï jusqu’à la limite de sa perception kamique. Ce dernier venait de s’engouffrer dans l’une des entrées du temple qui trônait au centre de la petite île : une petite pyramide à base carrée, semblable à la multitude de temples éparpillés dans le pays, et plus particulièrement sur les îles du Lac aux Temples, qui portait bien son nom. Se dirigeant vers le temple, Pü croisa plusieurs mercenaires de Marung. Certains étaient absorbés par des jeux de pions, tandis que d'autres partageaient un repas, assis en tailleur autour de tables rudimentaires installées devant des tentes de fortune. Non loin, d'autres Zoraïs, debout, scrutaient le ciel avec attention, à l’affût d’une éventuelle menace. Si certains, moins superstitieux et désormais habitués à sa présence, le saluèrent, d’autres évitèrent soigneusement de croiser son masque. Pü répondit aux quelques saluts avec un plaisir sincère. Après plusieurs années de solitude, et malgré une relation parfois conflictuelle avec Marung, vivre en société lui avait fait le plus grand bien. Une société composée d’individus qu’il aurait autrefois considérés, pour la plupart, comme des mécréants, mais une société d’homins, malgré tout, et non simplement régie par une Voix et un Kami Noir. Si ce dernier n’était pas réapparu depuis l’altercation à la bibliothèque, la Voix, bien que très discrète, était toujours présente. Par moments, Pü s’inquiétait de cette absence relative et se sentait coupable de moins la solliciter. Pourtant, elle l’avait rassuré : c’était l’ordre naturel des choses. Elle se disait heureuse de le voir renouer avec d’autres homins, notamment avec Nung, dont l’innocence semblait l’avoir apaisée. Il était vrai que les pensées suicidaires de Pü étaient désormais rares, presque inexistantes. Cependant, l’influence de Marung sur l’enfant restait une source d’inquiétude pour la Voix. Le sorcier, souvent sévère, exigeait de “son trésor” des efforts considérables, l’incitant à étudier avec ardeur malgré son jeune âge et à perfectionner sans relâche sa maîtrise de la Sève. Plus inquiétant encore, il semblait façonner méthodiquement la personnalité de Nung, modelant ses aspirations et même ses émotions pour qu’elles s’accordent parfaitement à ses propres idéaux. Pü ne pouvait s’empêcher de percevoir une douleur non guérie derrière cette attitude. Marung, qui avait perdu son grand frère lors de l’assaut des kitins, était peut-être animé par un désir farouche d’éviter que l’histoire ne se répète. Il cherchait peut-être à forger son frère adoptif en un être aussi intelligent que puissant, capable de faire face aux pires épreuves. Une hypothèse difficile à confirmer, le sorcier refusant catégoriquement d’évoquer son frère disparu. Lorsque Pü passa devant le Zoraï gardant l’entrée du temple où Nung s’était engouffré, chargé de ne laisser passer que les personnes autorisées, Marung surgit justement d’un escalier. Il s’avança et tendit un cube d’ambre. Le cube d’ambre que Pü lui avait prêté deux semaines plus tôt. Ce dernier tendit le bras pour le récupérer, mais le sorcier retira aussitôt le sien. « Merci encore de me l’avoir prêté. Ce fut très intéressant. Aurais-tu quelques instants à me consacrer pour que nous en discutions, avant que je te rende ton bien ? » Oubliant Nung, Pü acquiesça et emboîta le pas à Marung, qui monta l’escalier en direction d’une pièce privée dédiée à ses moments de lecture, dont les murs étaient tapissés d’étagères à cubes d’ambre. Au centre était disposée une table basse entourée de coussins moelleux et recouverte d’un drap brodé aux motifs complexes, retombant gracieusement jusqu’au sol. Marung posa le cube d’ambre au centre de celle-ci. Comme Pü l’avait remarqué à plusieurs reprises, le sorcier s’accordait un luxe qu’il n’offrait qu’à une poignée de privilégiés parmi sa communauté. Pü, pour sa part, avait toujours préféré le confort simple de la cabane qu’il s’était construite au sommet d’un dorao, sur la côte nord de l'île. Marung l’invita à s’installer et saisit par son anse un pot à bec verseur, allongé et finement ouvragé, dont la surface lisse était délicatement gravée de motifs représentant des volutes végétales. Il remplit deux petits bols de chaï, cette infusion ambrée au parfum riche et épicé, mélange ancestral de feuilles séchées, d’écorces et d’épices. Marung lui tendit l’un des bols fumants avant de s’asseoir en face de lui. Glissant ses jambes sous le drap, il reprit la conversation. « Avant tout, je ne compte pas aborder le sujet du Culte Noir de Ma-Duk et de ses préceptes, mais plutôt échanger avec toi sur votre vision de la genèse d’Atys. Mon objectif n’est pas d’épiloguer sur nos points de désaccord, mais plutôt de mettre en avant ce que j’ai trouvé intéressant. Cela te convient ? – Vas-y, je t’écoute, répondit Pü en portant le petit bec du bol à la fente buccale de son masque. L’arôme de la boisson, à la fois doux et corsé, exhalait des notes de fleurs sauvages et de sous-bois luxuriants, rappelant la richesse olfactive de la Jungle. – Pour commencer, j’ai trouvé intéressant que ta tribu date la naissance du Kami Suprême, que vous appelez Ma-Duk, le Grand Géniteur, à 2193, soit seulement un an avant les premières traces de l’Histoire homine dont nous disposons. Pour ma part, j’imaginais plutôt que notre Histoire remontait à une époque bien plus ancienne, oubliée ou perdue pour des raisons qui nous échappent. Enfin, bref. Si j’ai bien compris, pour vous, Atys est le corps et Ma-Duk l’esprit. Et, selon vos croyances, le corps ne serait pas né en même temps que l’esprit, mais aurait toujours existé dans ce que vous appelez Ma-Kyo, le Grand Vide. C’est l’arrivée de la Karavan qui aurait poussé Ma-Duk à s’éveiller pour la première fois, afin de contenir la menace qu’elle représentait. Pour se défendre, il aurait créé les homins et les Kamis, ces derniers ayant pour rôle de guider les premiers. » Le sorcier marqua une pause, attendant que Pü le corrige éventuellement sur son résumé, puis reprit. « Ce qui m’a le plus étonné dans ce récit, c’est à quel point vous évoquez souvent la Karavan tout en négligeant de vous attarder sur son origine. Vous la décrivez comme une horde de démons originaires d’un monde lointain, dirigée par Jena, une entité cosmique rayonnante dont la lumière tentatrice rappelle celle de l’Astre du Jour, et qui cherche à s’approprier tout ce qui pourrait avoir de la valeur dans le Grand Vide. Mais cela s’arrête là. Vous ne formulez aucune hypothèse sur ce monde lointain, sur la Karavan ou sur Jena elle-même. D’où viennent-ils ? Qui est Jena, que vous considérez vous-même comme une déesse, et qui, selon vos propres croyances, serait bien plus ancienne que Ma-Duk ? » Marung but une petite gorgée de chaï, puis, sans attendre de réponse à ces questions qui n'étaient réellement destinées qu'à lui-même, il continua. « Sur ce point précis, par exemple. J’étais persuadé que vous possédiez votre propre calendrier, alors que finalement, vous avez adopté le calendrier de Jena partagé par toutes les nations mais transmis par la Karavan aux homins, et cela sans jamais le questionner. Or, l’un des rôles principaux d’un calendrier est de retracer les grands événements du passé. Ce calendrier attribuerait ainsi une histoire de presque 2500 ans à la Karavan, ou au moins à Jena, un temps démesuré en comparaison de l’éveil de Ma-Duk et de l’apparition des homins, que vous datez d’à peine 300 ans. Pourquoi adopter l'idée d'un ennemi aussi ancien tout en restant si flou et mystérieux sur ses origines, alors que vous avez imaginé avec précision l’éveil de Ma-Duk, ainsi que la naissance des premiers homins et des Kamis ? Cela manque de cohérence. » Pü but une gorgée de chaï puis reposa le bol sur la table. Si Marung avait commencé par dire qu’il ne souhaitait pas s’attarder sur leurs points de désaccord, il venait pourtant d’affirmer que les croyances de sa tribu n’avaient aucun sens. Le sorcier restait ainsi définitivement fidèle à lui-même. Prenant quelques secondes pour réfléchir à sa réponse, Pü se lança finalement. « Tu utilises les termes “imaginé” et “cohérence”, comme si tu parlais d’une œuvre de fiction. Mais ce n’est pas une histoire inventée. Ce que tu as lu nous a été transmis tel quel par les Kamis, et c’est ainsi que nous l’avons consigné, sans rien omettre ni ajouter. S’il manque des informations, c’est peut-être que les Kamis ont choisi de ne pas nous les révéler, ou peut-être ne les possèdent-ils tout simplement pas. Les Kamis ne sont pas tout-puissants, comme l’a prouvé leur incapacité à stopper l’essaim de kitins. Ils ne sont donc peut-être pas non plus omniscients… » Insatisfait par la réponse, Marung s’apprêta à renchérir, mais se ravisa, comprenant qu’il avait déjà enfreint les règles qu’il avait lui-même fixées à la discussion. Pü eut temps de boire deux longues gorgées de chaï avant que le sorcier ne reprenne la parole. « Passons… À propos de Ma-Duk, et indépendamment de l’origine que vous lui attribuez, je trouve que l’idée selon laquelle le cœur d’Atys serait le Kami Suprême est tout à fait logique. Bien plus, en tout cas, que de considérer Jena comme le Kami Suprême, sachant qu’elle est ouvertement vénérée par les agents de la Karavan, et que jamais aucun Kami n’a, à ma connaissance, déclaré la servir. Certes, aucun Kami n’aurait non plus affirmé ne pas la vénérer. Après tout, leur nature énigmatique et leur goût pour les paroles cryptiques rendent ces questions délicates... » Marung jeta un œil vers la porte, hésita un instant, puis se ravisa avec un léger rire avant de porter le bol à la fente buccale de son masque.. « Il y a quelques années, je n’aurais jamais osé dire cela. Ces propos auraient pu être utilisés contre moi et mes ambitions. Mais les choses ont changé... Selon moi, ce sont les Zoraïs eux-mêmes qui ont érigé Jena en Kami Suprême, sous l’influence de la Karavan et par manque de clarté de la part des Kamis. Personnellement, je n’ai jamais adhéré au discours officiel des Sages affirmant que Jena occupe cette position. J’ai toujours pensé qu’il n’existait pas de hiérarchie rigide entre les Kamis, même si certains donnent parfois l’impression d’être plus influents ou puissants que d’autres... comme le Kami Noir qui t’accompagnait, par exemple. – Je ne saurais t’en dire plus concernant une éventuelle hiérarchie des Kamis, répondit Pü, pensif. En revanche, je peux t’affirmer que le Kami Suprême existe. Je l'ai aperçu. – Tu l’as aperçu ? bafouilla Marung, en crachant à moitié son chaï. – Oui. L’image vient de me revenir. Tu te souviens de ce que je t’ai raconté au sujet de ma rencontre avec le Kami Noir ? Lorsque je l’ai libéré des Antékamis en retirant de son corps la lance karavanière qui l’entravait, j’ai d’abord cru qu’il était mort : il s’est instantanément liquéfié sur le sol. Puis, alors que je m’apprêtais à succomber face à la cinquantaine d’Antékamis qui m’avaient sauté dessus, il a repris consistance. Je viens à l’instant de me rappeler ce qu’il s’est passé lorsque je l’ai touché pour qu’il puisse me téléporter. » Pü déposa doucement son bol devant lui, ses mains restant un instant suspendues, hésitantes. Il semblait chercher ses mots, le regard fixé sur un point invisible. « En saisissant sa fourrure noire, j’ai entrevu, pour la toute première fois, le réseau de Sève qui irrigue Atys. Celui que toi, tu perçois comme une mélodie. Ce qui me frappe, avec le recul, c’est l’immensité de ce que j’ai pu observer, bien au-delà des limites de la vision kamique que j’ai acquise par la suite. J’ai vu ces flux s’étirer des plus hautes cimes de la Canopée jusqu’aux plus profondes Primes Racines, toutes convergeant vers un unique point au centre d’Atys. Ce point, c’était un globe de lumière palpitant, bien plus éblouissant que l’Astre du Jour. Un cœur battant, irradiant d’énergie. C’est un souvenir merveilleux. » Pü fit une pause, remuant distraitement le peu de chaï qui restait dans son bol avec son index, comme s’il était ailleurs. « Te parler de tout ça me laisse une impression étrange. Ce souvenir me paraît presque irréel. Comme un rêve. Comment ai-je pu l’oublier ? » Il soupira légèrement, réfléchissant. « Ensuite, un chant liturgique s’est élevé, étrange et captivant, presque hypnotique. J’ai senti mon corps se dissoudre, mais sans douleur, comme si je devenais partie intégrante du réseau de Sève. Puis, tout a basculé. Quand j’ai repris conscience, j’étais là, au cœur du Jardin Éternel, avec une sentinelle Kami à mes côtés. C’est tout, je crois. » Un silence s'installa, pesant et chargé de réflexion, avant que Marung ne le rompe brusquement : « Écoute, je te crois. Ce lien qui t’unit au Kami Noir semble unique. Tu dis qu’il peut voir à travers tes yeux, et tu sembles parfois pouvoir le commander. Peut-être, ce jour-là, t’a-t-il permis d’apercevoir Atys tel qu’il le perçoit lui-même au quotidien. » Marung esquissa un sourire énigmatique, son regard perçant plongé dans celui de Pü. « Tu es définitivement fascinant, Pü Fu-Tao… » Ce fut l’instant que Nung choisit pour surgir de sous la table, faisant sursauter son partenaire de jeu. « Je t’ai attrapé ! – Mais… C’est… C’est moi qui devais t’attraper, Nung, balbutia Pü, surpris de ne pas avoir remarqué l’enfant plus tôt. – Mais vous faites que parler de la Karavan et des Kamis alors qu’on jouait ! Donc j’ai décidé de changer les rôles. » En remarquant que Marung n’avait pas réagi à l’intervention de l’enfant, Pü comprit qu’il l’avait repéré bien avant lui. Le sorcier se leva calmement. « Je dirais plutôt que tu étais en train de jouer au lieu de réviser pour le cours d’anatomie de tout à l’heure, Nung, rétorqua le sorcier d’un ton sévère. J’espère au moins que notre conversation t’as été instructive. – C’était juste un peu, Marung, je te promets… murmura l’enfant en baissant la tête. – Marung, Nung travaille dur, répliqua Pu en se levant à son tour. Tu devrais lui… – T’ai-je demandé ton avis, Pü Fu-Tao, le coupa froidement le sorcier. Cet enfant est sous ma responsabilité, et… » On frappa à la porte. Marung, sans détourner les yeux de Pü, lança une invitation d’un ton sec. La porte s’ouvrit dans un grincement, révélant d’abord le bras imposant de Zu-Gon dans l’encadrement, suivi de son petit masque blanc et dénué de cornes. « Ma… Rung. Masques ma… malades. Arrivés. – Ah ! laissa échapper le sorcier en se tournant vers le bossu. C’est une excellente nouvelle ! J’étais convaincu qu’une patrouille de kitins avait eu raison d’eux, et que je ne récupérerais jamais ce qu’ils m’avaient promis. Je vais chercher leur dû. Va les prévenir, Zu-Gon, et dis-leur de m’attendre. » Marung ramassa le cube d’ambre toujours disposé au centre de la table et le donna à Pü. « Je te remercie de m’avoir partagé ce savoir. Et si tu es d’accord, j’aimerais bien te poser d’autres questions, un autre jour. Aussi, j’étais sérieux lorsque je t’ai proposé de te transmettre certains de mes enseignements, une fois la lecture de ton cube d’ambre achevée. Réfléchis-y. En attendant, tu n’as qu’à accompagner Zu-Gon. Ce qu’on m’amène devrait t’intéresser. » Puis, il s’agenouilla vers Nung et lui posa une main sur l’épaule. « Quant à toi, sais-tu ce que tu dois faire ? – Oui Marung, il faut que je révise pour le cours d’anatomie, dit-il d’une petite voix. – Et pourquoi donc est-il important de réviser ce cours, comme tous les autres d’ailleurs ? – Parce que, si je veux changer le monde, je dois tout savoir sur lui, récita-t-il d’un ton monotone, comme une leçon apprise par cœur. – Oui. Mais avec le sourire. Parce que tu aimes ça, ne l’oublie pas. » Pü s’apprêta à protester, mais se ravisa, jugeant que cela ne ferait qu’empirer la situation de Nung. Sans un mot de plus, les quatre Zoraïs quittèrent la pièce et descendirent au rez-de-chaussée. Tandis que Marung s’enfonçait dans les profondeurs du temple et que Nung, masque baissé, se dirigeait vers sa salle d’études, Pü et Zu-Gon repassèrent devant le garde posté à l’entrée. Ne sachant pas où la rencontre devait se dérouler, Pü suivit le bossu, qui progressait en clopinant vers la côte est de l’île. Sur le chemin, il réfléchit à la proposition de Marung. Le sorcier avait certainement beaucoup à lui apprendre, mais ses mystères et ses manières éveillaient en lui une méfiance croissante. Et par-dessus tout, son caractère manipulateur l'inquiétait. « Zu-Gon, toi qui passe beaucoup de temps avec Marung, crois-tu que je devrais accepter sa proposition et suivre ses enseignements ? » Aucune réponse. Pü éprouvait de grandes difficultés à communiquer avec Zu-Gon. Non pas en raison de son élocution laborieuse, mais parce qu’il ne nourrissait jamais les conversations. Lui arracher autre chose qu’un “oui” ou un “non” relevait de l’exploit, et Marung était le seul à pouvoir maintenir un dialogue avec lui. Lorsque Pü avait cherché à en savoir davantage, le sorcier lui avait expliqué qu’il avait trouvé Zu-Gon errant près de Taï-Toon, quelques mois après l’attaque des kitins sur l’île. Le bossu n’avait su dire ni d’où il venait ni ce qui avait causé son état physique et mental. Une fois encore, les détails restaient flous, et Peu avait rapidement compris que Marung n’était pas disposé à en dire plus. Des mystères. Toujours. Lorsque tous deux atteignirent la côte, il découvrit quatre mercenaires de Marung en train de surveiller silencieusement un groupe de cinq Zoraïs affalés sur le rivage. Ces derniers étaient vêtus d’armures sales et particulièrement abîmées, témoignant d’un long périple. À leurs côtés se trouvait une large embarcation accostée, recouverte d’une bâche en toile usée, dont les bords claquaient doucement sous l’effet du vent lacustre. Dès qu’ils remarquèrent Pü, les Zoraïs se mirent à le désigner du doigt, chuchotant entre eux. En examinant leurs masques, Pü crut d’abord qu’ils étaient des Antékamis, mais en y regardant de plus près, il remarqua que leurs blessures ne semblaient pas volontaires. Elles n’évoquaient pas des automutilations rituelles, mais plutôt des plaies infectées ou mal soignées, ne se limitant d’ailleurs pas à leurs masques. Dans l’ensemble, ces Zoraïs semblaient maigres et en mauvaise santé. Personne ne parlant, et Pü ignorant ce que Marung voulait lui montrer, il se posta à l’écart et attendit en silence. Pendant ce temps, Zu-Gon alla s’asseoir auprès des mercenaires, partageant leur mutisme. Ce fut environ dix minutes plus tard que Marung fit son apparition, un gros sac en osier accroché dans le dos. Ignorant Pü, il poursuivit sa route jusqu’au groupe de Zoraïs, faisant se lever l’une d’entre eux. Probablement la cheffe du petit groupe. « Ce serait mentir de dire que je ne suis pas heureux de vous voir, déclara Marung en avançant directement vers l’embarcation, sans même jeter un regard ni saluer la Zoraï. – Att… Attendez, notre récompense d’abord ! lança la Zoraï en s’interposant, bras écartés, entre Marung et le bateau. » Son geste déclencha une réaction immédiate chez ses camarades, qui se redressèrent d’un seul élan. Une tension palpable s’abattit aussitôt sur le rivage. Les mercenaires de Marung, sur le qui-vive, adoptèrent une posture défensive, leurs mains glissant instinctivement vers leurs armes. Le sorcier, stoppé net par l’audace de la Zoraï, la fixa d'un regard intense. « Votre récompense d’abord ? Qu’est ce que cela change ? répondit-il froidement, laissant quelques secondes s'écouler avant de poursuivre. Peu importe. Si vous êtes si pressés, je vais vous montrer. J'ai tenu mon engagement et vous ai bien gâtés, croyez-moi. » Marung fit glisser le sac de son dos avec précaution, révélant, par la lenteur de ses gestes, la fragilité de son contenu. Lorsqu’il l’ouvrit, la Zoraï et ses compagnons se regroupèrent autour de lui, ce qui poussa les mercenaires à s’approcher à leur tour, méfiants. Pendant ce temps, seuls Pü et Zu-Gon restaient en retrait, observant la scène de loin. Marung continua. « Le produit est dans ces pots. Je l’ai synthétisé moi-même, et je garantis sa pureté. J’ai estimé environ quatre cents doses, en restant raisonnable sur les quantités. Ici, le matériel : fragile, mais réutilisable de nombreuses fois si vous en prenez soin. Et là, une solution alcoolisée, indispensable pour désinfecter avant et après l’application, ainsi que pour nettoyer le matériel. Je sais que je me répète, mais c’est essentiel. » Intrigué, Pü s’approcha finalement du groupe. Dans le panier, il distingua des récipients contenant un liquide ocre bien connu : la foa-foo, une drogue de synthèse à base d’huile qui avait autrefois semé le chaos dans la Jungle et dans les régions administrées par la Fédération de Trykoth. D’autres contenaient un liquide transparent, probablement le désinfectant mentionné, et il aperçut également des seringues. Ces outils médicaux, principalement utilisés par les Matis, étaient généralement fabriqués à partir de dards ou d’épines issus d’animaux et de plantes, un savoir-faire qui leur avait été transmis avec d'autres par la Karavan. La Karavan. Ce simple constat fit monter une vague d’irritation chez Pü. « Je croyais que tu avais rejoint ce temple pour soigner des homins, Marung, pas pour leur détruire la santé ! Et tu utilises des seringues, ces outils transmis par la Karavan aux Matis pour encourager leurs expériences abominables visant à altérer la nature dans le but ultime d’atteindre les Kamis. En agissant ainsi, tu propages à la fois des maladies et ce savoir corrupteur. C’est irresponsable ! » Un silence pesant s’installa. Mercenaires et Zoraïs aux masques abîmés échangèrent des regards nerveux. Tous savaient qu’il était impensable de s’adresser à Marung sur un tel ton. Le sorcier se releva lentement et se tourna vers Pü. « Depuis quand la santé des infidèles te préoccupe, Pü Fu-Tao ? J’ai bien lu les règles prescrites par ton culte, et à priori, tu devrais plutôt te réjouir. Ces Zoraïs, à peine kamistes, seront plus faciles à éliminer. » La Zoraï qui dirigeait a priori le groupe croisa ses bras chétifs. « Attendez Marung. C’est de nous que vous parlez, là ? – Silence ! hurla le sorcier, perdant alors son sang froid et faisant reculer tout le monde de quelques pas, hormis Pü. – Je t’ai déjà dit que je ne suivais plus les préceptes du Culte Noir de Ma-Duk, Marung, retorqua Pü. Garde ton second degré pour toi. La foa-foo est hautement toxique et addictive, et tu le sais. – Ne me fais pas croire que c’est cela qui te dérange, Pü Fu-Tao ! Le recours à des substances psychoactives est courant dans les spiritualités Zoraï. Ta tribu aussi en consommait. – Cela n’a rien à voir ! La foa-foo est une drogue de synthèse fabriquée par des trafiquants uniquement motivés par l’appât du gain. Regarde-les, bon sang ! Ils sont malades ! – Évidemment qu’ils sont malades ! Ce n’est pas toi qui va me l’apprendre. Mais si je ne leur fournissais pas ça, sais-tu ce qu’ils feraient ? Ils iraient consommer de la Goo ! Regarde donc ces misérables ! Ce n’est pas seulement à cause des effets de la la foa-foo que leur corps est dans cet état. » Marung se retourna vers le groupe de Zoraïs, qui, dans une démonstration silencieuse de soumission, baissa la tête à l’unisson, acceptant sans protester l’insulte exprimée. « C’est cela que tu préférerais, Pü Fu-Tao ? Oui, ils sont malades. Oui, ils sont esclaves de ce produit. Et oui, je pourrais évidemment soigner leur addiction, au prix de longs et pénibles mois de cures. Mais aucun d’entre eux ne le souhaite. Pourquoi ? Parce que, il y a trois ans, le monde a sombré. Et aujourd’hui, il ne leur reste que ça. » Marung s’avança vers la Zoraï, tendit une main et caressa ses cheveux bleus et sales avec une douceur glaçante. Elle frissonna, incapable de dissimuler sa peur. « Ce ne sont pas des Appelés, comme toi, Nung ou moi. Ce sont des Fortunés, des êtres sans destinée, dont les vies sont condamnées à être entraînées par des pulsions futiles. Pour autant, ils ne doivent pas être blâmés pour cela, car, qu’il s’agisse de drogue, d’amour, de foi, de quête de puissance, de savoir, ou de je ne sais quoi d’autre, n’oublie jamais que nous avons tous besoin d’une obsession pour tenir debout, pour continuer à avancer. Nous sommes tous esclaves de quelque chose, Pü Fu-Tao. Eux, évidemment. Mais toi aussi. » Pü s’apprêta à décrypter les paroles de Marung, mais se ravisa instantanément. « Des belles formules et de grands discours, comme toujours ! fulmina Pü. Te rends-tu compte de tout ce que tu es obligé d’inventer pour justifier tes actions ? Tu n’arriveras pas à me convaincre que tu fais ça pour leur bien, alors que tu monnayes leurs services contre le poison qui les tue à petit feu. On dit d’ailleurs que la foa-foo a été inventée par la Karavan pour asservir les Zoraïs afin de les retourner contre les Kam… – La Karavan ! Toujours la Karavan ! l’interrompit Marung. Tu m’accuses d’utiliser des formules, mais regarde leur justesse : tu es obsédé par elle ! Le monde s’est effondré, et toi, tu n’arrêtes pas de la voir partout. Toi qui es d’ordinaire si calme, tu perds tout contrôle dès qu’on prononce son nom. Voilà ton obsession, ce qui te pousse à avancer. C’est ton désir viscéral d’exterminer la Karavan et ses fidèles, au nom des Kamis. Ta tribu serait sans doute fière de te voir si prosélyte, alors que les civilisations se sont effondrées et qu’il ne reste presque plus d’homins à convaincre. Tu as beau avoir rejeté les préceptes de ton culte, quoi que tu en dises, tu restes un apôtre zélé, Pü Fu-Tao.» Les paroles de Marung touchèrent Pü en plein cœur. Il y a quelques mois, il se voyait encore comme un libérateur, parcourant Atys non pour répandre la foi en Ma-Duk et mener la Guerre Sacrée, mais pour retrouver les survivants et les protéger des kitins. Pourtant, il n’avait jamais réussi à rassembler qui que ce soit autour de lui. Marung venait de lui faire remarquer, à juste titre, qu’il continuait à prêcher contre la Karavan par simple automatisme, en faveur des Kamis, alors qu’il s’était pourtant senti méprisé par le Kami Noir lorsque ce dernier, par l’intermédiaire de la Voix, lui avait fait comprendre que sa vie ne lui appartenait pas, et qu’il n’avait d’autre choix que d’agir en tant que Guerrier Sacré. En rejetant les aspects les plus barbares du culte de sa tribu, sans parvenir à devenir le libérateur qu’il avait rêvé d’être, et en continuant son prêche, alimenté par une enfance entière de conditionnement, Pü était devenu un pâle reflet de ce qu’il voulait être : un libérateur sans éclat, et une version encore plus décevante de ce que sa tribu auraient voulu qu’il soit… un prédicateur sans foi. Voyant que sa remarque avait atteint Pü, qui ne savait quoi répondre, Marung se dirigea vers l’embarcation. Frustré par son inconséquence, l’irritation de Pü se transforma en colère. Une colère qu’il aurait aimé diriger contre lui-même, mais qui se tournait désormais vers Marung. Il s’avança vers le sorcier, et ses mercenaires, qui d’abord voulurent s'interposer, se figèrent en croisant son regard. Tous ressentirent que Pü était prêt à en découdre, et aucun d’entre eux n’avait l’intention de défier le Masque Noir. « Et toi, Marung ! Toi, l’héritier malchanceux du trône de la théocratie, abandonné par la Karavan alors que les Sages ont été sauvés, oublié par les Kamis alors qu’ils m’ont choisi ! Toi, qui ne crois en rien d’autre qu’en toi-même ! Quelle est ton obsession ? »

Sans se retourner, ne se sentant a priori pas menacé outre mesure par Pü, Marung éclata de son rire dérangeant caractéristique. « Tes attaques sont basses, Pü Fu-Tao. Mais c’est de bonne guerre, j’admets m’être moi aussi emporté. Je dois en revanche te corriger : je ne crois pas seulement en moi-même, je crois aussi, et avant tout, en la science. Quant à mon obsession, elle me semble pourtant évidente : je veux tout savoir de ce monde ! » À ces mots, Marung tira sur la bâche, dévoilant un ensemble d’objets noirs, faits de cette matière brillante et froide que Pü avait déjà observée à plusieurs reprises, et qu’il supposait exogène à Atys. Cette matière utilisée par la Karavan pour construire ses armures, ses armes et ses machines infernales. Entre les débris d’engins, Pü reconnut le casque gravement abîmé d’un agent, dont la partie cervicale indiquait qu’il renfermait une tête, ainsi qu’une lance identique à celle qu’il avait retirée du corps du Kami Noir. Ce geste qui avait permis à la créature de se libérer, mais qui avait aussi irrémédiablement lié son destin au sien. À la vision de ces objets, une bouffée de haine monta en lui. Elle fut immédiatement suivie par une seconde, plus violente encore, dirigée cette fois contre lui-même, alors qu’il prenait conscience du caractère incontrôlé de sa réaction. Il était persuadé que Marung l’avait sciemment conduit ici pour le provoquer, et il se sentit pris au piège. Pris au piège par Marung, mais encore davantage par ses propres contradictions. Sans demander son reste, Pü fit volte-face et s’éloigna de la berge, prenant le chemin de sa cabane perchée sur la rive nord de l’île. Marung, immobile, ne fit aucun geste pour le retenir mais l’interpella malgré tout. Cette fois, cependant, sa voix était dénuée de colère et de sarcasme. Elle était empreinte d'une gravité inhabituelle. « J’étais sincère lorsque j’ai dit que ce que l’on m’amenait devrait t’intéresser. Car cela aurait dû t’intéresser ! Si tu veux comprendre qui tu es vraiment, si tu veux percer le lien qui t’unit à ce Kami et t’émanciper du destin qui semble te peser, tu dois t’intéresser à tout ce qui dépasse l’hominité ! Aux Puissances qui dominent Atys ! » Marung éleva la voix et, dans un geste théâtral, saisit le casque de l’agent. Il le brandit haut, la matière noire cabossée scintillant faiblement sous la lumière de l’Astre du Jour. Tous les masques étaient tournés vers lui, sauf celui de Pü. « Sans cela, tu resteras à jamais un esclave. Un esclave des Kamis, de la Karavan, de ton passé... et de ta propre dissonance ! Mais moi, je peux t’aider. Je peux t’aider à trouver une obsession digne de toi, Pü Fu-Tao ! » Le Masque Noir s’arrêta. Il ne savait pas s’il pouvait faire confiance à Marung. En vérité, il en doutait fortement. Ce dont il était certain, en revanche, c’était qu’il ne souhaitait pas passer sa vie à être obsédé par la Guerre Sacrée. Enfant, il avait cru qu’il serait heureux de mener la Guerre Sacrée au côté de son frère. Adulte, il avait compris que cela ne le rendrait pas heureux. Devenu Masque Noir, il s’était convaincu qu’il pourrait mener la Guerre Sacrée à sa manière. Puis, le Kami Noir lui avait fait comprendre que, pour mener la Guerre Sacrée, il lui suffisait de vivre sans chercher à mourir. Comme si sa volonté propre n’avait aucune portée. Comme si, quelles que soient ses actions, l’issue resterait immuable. Cela ne pouvait plus durer.

Marung, convaincu d’avoir ébranlé ses certitudes, s’empressa de conclure sa tirade. « Je vais donc clarifier ma proposition : accepte de devenir mon disciple, Pü Fu-Tao, et prends enfin le contrôle de ta vie ! » Oui, il devait reprendre les rênes de sa vie. S'émanciper des Kamis. Surmonter son obsession pour la Karavan. Et finalement, ne pas permettre à Marung de le modeler, comme il semblait le faire insidieusement avec Nung chaque jour. Refusant intérieurement l'offre du sorcier, Pü poursuivit sa route.


Bélénor Nébius, narrator