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II·IV - Guerrier Sacré

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An 2484 de Jena

« Écoutez-moi, je suis le Guerrier Sacré, envoyé par les Kamis pour rassembler les survivants ! Vous devez me faire confiance !

– Je ne le répéterai pas, partez ! Peu importe ce que vous dites, je sais très bien qui vous êtes. Je ne veux rien avoir à faire avec vous, alors laissez-nous ! »

Dépité, Pü fixait la Zoraï. Debout, bras tendus et paumes tournées vers l’arrière, elle protégeait de son corps ses enfants. Terrifiés, les deux Zoraïs encore non masqués sanglotaient, prostrés contre leur mère.

« Pourtant, seul moi suis capable de vous protéger ! Ne croyez pas que tous les kitins qui errent aux alentours sont aussi inoffensifs que les placides récolteurs qui s’activent sur les collines aux alentours. J’ai combattu des patrouilles d'insectes bien plus dangereux, chassant spécifiquement les homins isolés !  »

En observant la terreur se peindre sur les visages nus des enfants, Pü réalisa qu'il avait prononcé le mot de trop. Il avait échoué. Une nouvelle fois. Car ce n'était pas le premier groupe de survivants qu'il rencontrait depuis qu'il avait quitté le Jardin Éternel, il y a deux mois de cela. Au fil de son voyage, il avait découvert que de nombreux Zoraïs s'étaient réfugiés au sommet des grands doraos qui peuplaient la région, des lieux inaccessibles à la plupart des kitins. Certes, il avait impressionné quelques-uns d’entre eux en leur montrant ses nouvelles capacités magiques. Après tout, son entraînement s’était avéré efficace : même si cela avait été difficile, il avait effectivement réussi à vaincre plusieurs patrouilles de kitins, seul, alors qu'il ne pouvait que fuir face à elles deux ans plus tôt, avant sa rencontre avec le Kami. Malheureusement, sa puissance surhomine avait aussi intensifié la peur que ces Zoraïs ressentaient envers lui : son masque noir, dont la signification était connue même dans ces régions éloignées, les terrifiait. La propagande du gouvernement central avait clairement porté ses fruits. Pour couronner le tout, Pü manquait cruellement de conviction. Ne croyant pas lui-même au destin qui lui était promis, il se trouvait bien incapable de convaincre quiconque. Parfois, il avait même l'impression de se saboter lui-même.

« Vous êtes monstrueux ! hurla l’homine, alors que les sanglots de ses enfants se transformaient en pleurs. Partez ! Laissez-nous ! »

Pü baissa le masque, vaincu. « Bien. Comme vous le souhaitez. Je m’en vais plus à l’ouest à la recherche d’autres survivants. Je veillerai à repasser par ici dans quelques semaines. Soyez prudents, et n’oubliez pas que les hauteurs des arbres restent les lieux les plus sûrs. » Pü s’inclina brièvement et sauta de la branche sur laquelle était installé le campement de fortune. « Ne désespérez point, mon garçon. J'ai la ferme conviction qu'un jour prochain, certains seront en mesure de percevoir l'homin au cœur généreux qui se dissimule derrière ce masque noir. Car, au tréfonds de votre être, réside une âme éclairée, ne désirant que le bien de son prochain. Je l’ai vu. » Pü nourissait l'espoir que la Voix avait raison. Depuis son départ du Jardin Éternel, il s'était vu en libérateur, parcourant Atys non pour répandre la foi en Ma-Duk et mener la Guerre Sacrée, mais pour rechercher et rassembler les survivants de la catastrophe, afin de les protéger des kitins. Certes, avant son départ, la Voix lui avait assuré que la volonté du Kami Noir n’était pas de s’immiscer dans ses décisions, et l’avait donc vivement encouragé à suivre ce que son cœur lui dictait. Cependant, après en avoir discuté longuement avec elle, Pü ne savait pas si l’engagement du Kami concernait uniquement ses choix relatifs à la manière de conduire la Guerre Sacrée. Peut-être qu’en lui répétant qu’il était libre de mener cette bataille à sa manière, la créature divine avait subtilement confirmé qu'il était inévitablement tenu de la mener. Incertain de ce que le Kami penserait de son envie de mener sa vie différemment, et de sa capacité à l'observer à distance, Pü avait choisi de cacher ses véritables convictions aux homins rencontrés jusqu'alors. Et en secret, il s'était simplement permis de rêver… Peiné par ce dernier échec, mais toujours aussi résolu, Pü ne perdit pas un instant et agrippa fermement la première liane à sa portée dès qu'il atterrit sur la branche inférieure à celle abritant la famille. Sans plus tarder, il se lança alors vers l'ouest, s'enfonçant davantage dans les profondeurs de la Jungle Enténébrée. La Jungle Enténébrée représentait la zone du pays Zoraï qui était la moins familière au jeune Zoraï. Localisée au nord-ouest, cette région devait son nom à l'ombre colossale que la Grande Montagne projetait sur elle. On racontait que son sommet, connecté au réseau des racines célestes parcourant le ciel d'Atys, pouvait être aperçu depuis la Dorsale du Dragon et le Plateau Munshia, situés aux confins septentrionaux du monde habité. Cette démesure exceptionnelle rendait difficile l'arrivée des rayons de l’Astre du Jour, toujours situé au zénith, jusqu'à la base de la colossale structure racinaire, et expliquait la tendance des Zoraïs de la région à éprouver de la mélancolie. À mesure que Pü s’était rapproché de son flanc, dont il n'était désormais qu'à quelques dizaines de kilomètres, son horizon visuel s’était effectivement fait engloutir par l’immense ombre. Mais lui ne ressentait pas plus que d’ordinaire le poids de la tristesse. Ayant passé son enfance dans les sombres profondeurs d'une souche d'arbre-ciel abattu, Pü trouvait cet environnement étrangement familier. Presque trop pour son confort, d’ailleurs. En quittant le Jardin Éternel, il avait envisagé de filer vers le sud, pour chercher des survivants autour de la cité de Taï-Toon. Toutefois, du fait qu’il avait grandi dans cette région, il avait justement rejeté cette idée. Cela l'aurait mené trop près de la souche familiale, qu'il percevait maintenant comme un mausolée. Il s’était ensuite imaginé retourner à Zoran. Cependant, sachant que la ville pouvait encore être habitée par les Antékamis, desquels il avait libéré le Kami Noir, il jugeait peu probable de réussir à les persuader de le suivre. Il n’en avait d’ailleurs pas l’envie. Ainsi, son regard s’était porté sur la cité située la plus à l’ouest du pays : Zu-Galam. Érigée sur le versant oriental de la Grande Montagne, à l'emplacement précis où jaillissait le Ti-aïn, Zu-Galam se dressait comme la plus imposante forteresse homine de la région. Malgré cela, sa dimension ne la distinguait guère des nombreuses petites cités qui bordaient les rives du vaste Lac des Temples, et elle était bien loin de rivaliser avec Zoran et Taï-Toon. En somme, sa taille était en harmonie avec la modeste population de la Jungle Enténébrée. En revanche, Zu-Galam jouissait d’une renommée nationale, dûe au gisement perpétuel de matières premières exceptionnelles qu’elle abritait, provenant des profondeurs d’Atys et remontant à la surface par les veines de la montagne. La source du Ti-aïn, qui prenait la forme d'une impressionnante cascade large d’une centaine de mètres, scindait la ville en deux et serpentait à travers un imposant dispositif de filets suspendus. Ces filets, aux mailles de tailles variées, étaient disposés stratégiquement afin de collecter les ressources généreusement offertes par les Kamis à travers le flux des eaux : fragments d’ambre précieuses, fibres incassables, morceaux d'écorce ancestraux et graines de grande valeur. Pour ce qui est des huiles végétales mêlées aux flots, elles étaient séparées grâce à un barrage de décantation situé plus en aval. Une fois nettoyées et triées, les ressources étaient acheminées vers Zoran par de longs convois fluviaux. Pü, qui remontait en ce moment-même les berges du Ti-aïn en s’élançant de liane en liane, aperçut deux épaves. Curieux, il s’arrêta pour les observer. Renversées et bloquant le fleuve dans une section peu profonde, les péniches échouées entravaient le flux naturel de l'eau, dont les reflets huileux et iridescents trahissaient l'effondrement du barrage de Zu-Galam. Et tandis qu’il portait son regard en amont du fleuve coloré, d’autres épaves lui apparurent, plus nombreuses encore. En cet instant, elles représentaient autant de réminiscences du désastre passé que de balises vers sa destination à venir.

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Sur la route de Zu-Galam, Pü s'était représenté plusieurs états différents dans lesquels la cité pourrait se présenter à lui, envisageant divers scénarios. Celui qui dominait ses pensées était inspiré par ce qu'il avait vu de Zoran : une ville ravagée par les kitins et les bombardements de la Karavan, mais encore peuplée de survivants qu'il aspirait à rassembler. Aucun d’entre eux, cependant, ne l’avait préparé à affronter l'horreur du spectacle qui s'offrit à lui lorsqu'il écarta le feuillage de la branche où il se tenait. À quelques centaines de mètres de lui seulement, auparavant majestueuse citadelle dressée contre la Grande Montagne, Zu-Galam semblait s’être muée un grouillement incessant de pattes et d’épines : les monstrueuses créatures avaient pris possession de la vallée et avaient établi un de leurs nid dans la cité troglodyte. Bien que Pü eût déjà observé des nids de kitins au cours des trois années passées, jamais il n'avait vu ces créatures s’installer dans une cité homine. Toutefois, ayant déjà assisté aux manœuvres des armées de récolteurs insectoïdes, il saisit immédiatement pourquoi les kitins s'étaient implantés là : c’était pour exploiter le gisement inépuisable de matières premières présent. L'idée d'une invasion motivée par le vol des ressources de la surface, qui lui avait paru farfelue à l’époque, avait acquis une plausibilité croissante au fil des mois, jusqu'à devenir aujourd'hui l'explication la plus convaincante. Naturellement, durant les trois années passées auprès du Kami Noir, Pü avait eu l'occasion de le questionner sur les raisons de l'invasion. Cependant, la créature divine ignorait la réponse. À moins qu’elle ne refuse simplement de lui révéler la vérité. Désirant se rapprocher du nid afin de mieux l’observer, Pü balaya la vallée du regard, à la recherche de l'itinéraire le plus sûr à suivre. Mais ainsi plongé dans l'obscurité, il était difficile de planifier quoi que ce soit. Certes, les milliers de carapaces chitineuses en mouvement reflétaient les rares rayons de l’Astre de Jour qui éclairaient la région, permettant de distinguer la cité de relativement loin. Mais ce n’était pas suffisant. Alors le Zoraï ferma les yeux, régula sa respiration, et se concentra sur son environnement immédiat. Le bourdonnement ambiant indiquait que de nombreux kitins survolaient la vallée. Projetant son nouveau sens par delà le feuillage, Pu reconnut sans mal la signature des abominables libellules cracheuses de feu, celles-là même qui avaient initié l’attaque de la souche familiale trois ans auparavant, et qu’il avait combattu à maintes reprises depuis. Présentes en nombre, elles faisaient des allers-retours entre la lisière de la jungle et Zu-Galam. Depuis qu’il avait développé son nouveau sens, Pü avait eu l’occasion de sonder la jungle de long en large. Il en était arrivé à reconnaître la manière dont la Sève circulait dans le corps des différents organismes qui la peuplaient, et à les classer selon la densité du flux. Pour l’heure, il avait identifié trois grandes catégories : les Kamis, caractérisés par un flux extrêmement dense, la flore et les animaux, présentant un flux dense, puis les homins et les kitins, dotés d'un flux peu dense. Cette classification, établie de manière empirique, l’avait tout d’abord surpris. En effet, sachant que tous les homins étaient capables de pratiquer la magie de façon innée, contrairement à beaucoup d’espèces d’animaux et de plantes, il avait supposé qu'ils auraient un profil proche de celui des Kamis. Ces observations l'avaient amené à réévaluer bon nombre de préjugés qu'il entretenait à l'égard des autres espèces d'Atys, ainsi que sur la nature véritable de ce que pouvait être une « manifestation magique ». Quant aux kitins, il peinait toujours à comprendre pourquoi leur profil était si proche de celui des homins, alors que tant de facteurs semblaient les distinguer… Pü, dont l'attention était désormais entièrement focalisée sur les kitins volants, essaya de creuser la question. Malheureusement, il fut interrompu par une voix étouffée, grésillante et monocorde, sortie tout droit du néant. « Suivez-moi. » Dans un sursaut, Pü rouvrit les yeux. Une quatrième catégorie s’ajouta alors à sa classification : une agente de la Karavan, flottant dans le vide à sa hauteur, se tenait désormais devant lui. Une multitude de questions surgirent aussitôt dans son esprit. Que pouvait bien lui vouloir cette agente ? Comment l'avait-elle repéré ? Quelle menace représentait-elle ? Était-il devenu suffisamment puissant pour s'opposer à elle ? Et surtout, pourquoi aucun flux de Sève ne circulait-il à l'intérieur de son corps, la rendant ainsi totalement invisible à son nouveau sens ? Pü, qui n’avait jamais eu l’opportunité d'observer un agent d'aussi près, ne se laissa pas submerger par plus de questions. Il fut immédiatement captivé par l'entité hominoïde, incarnant l'ennemi absolu dans sa culture. Ses yeux scrutèrent attentivement la combinaison entièrement noire, qui laissait deviner des formes féminines sans révéler le moindre centimètre carré de peau. Le casque enveloppant sa tête, composé d’une large visière blanche et d'un masque respiratoire, était dissimulé sous une capuche. Enfin, un voile noir drapé au niveau des fesses de l’agent évoquait une sorte de courte cape. L'ensemble de l'armure était considérablement usé, marqué par de nombreuses traces d'impacts et de saletés disséminées çà et là. Sans doute dans l'attente d'une réponse, l'agent avança légèrement. Instinctivement, la main gauche du Zoraï se dirigea vers le manche de son épée. Sereine, l’agente se répéta, offrant à Pü l'occasion de vivre une expérience dont ses parents lui avaient déjà parlé. « J’ai dit, suivez-moi ! » Son ordre claqua au fond du crâne du Zoraï, au point qu’il manqua de perdre l’équilibre et de chuter de sa branche. L'agente dégageait désormais une aura à la fois menaçante et fascinante, exerçant une pression psychique sur son esprit. Bien que ce fût la première fois que Pü faisait l'expérience d'une attaque mentale d'un agent, en tant que Guerrier Noir de Ma-Duk, il avait été formé dès son enfance à résister à ces manipulations psychiques grâce à de longues séances de méditation. Ou du moins à minimiser les dégâts et à reprendre rapidement le contrôle, dans l'éventualité où il serait confronté un jour à un agent. Cependant, il était conscient qu'un simple homin ne pouvait résister indéfiniment à l’un d’entre eux. Mais depuis sa rencontre avec le Kami, il n’était plus un simple homin… « Mon garçon, en ce moment précis, il me semble opportun de vous conseiller la coopération. Vous ignorez les desseins de cette agente, et il est peu probable que vous puissiez lui échapper si elle insiste pour que vous l'accompagniez. Quant à envisager de l'attaquer, je vous exhorte à ne pas même envisager une telle option. » Pü fixa quelques instants la visière de l’agente, puis relâcha la poignée de son épée. Un jour, il mettrait à l'épreuve ses nouvelles capacités contre la Karavan. Mais ce jour n'était pas encore venu. « Bien, je vous suis. » L'agente diminua son altitude et fit signe à Pü de la rejoindre. Il obéit et descendit calmement du dorao sur lequel il était perché. Une fois au sol, il réalisa qu'avec ses deux mètres de hauteur, il dépassait l'agente de plusieurs têtes. Il se rappela ensuite que lorsqu’il revétait sa forme originelle, le Kami Noir était bien plus petit encore... Sans prononcer un mot, l’agente se dirigea ensuite vers le sud, marchant le long de la lisière de la jungle. Pü, également silencieux, la suivit. Sur le chemin, il eut de nouveau l'occasion de l’examiner en détail : finalement, bien que son corps ne fût traversé par aucun flux de Sève, elle n'en demeurait pas indétectable pour autant. La Sève, après tout, imprégnait tout Atys, y compris l'air. Or, rien ne semblait pouvoir pénétrer l'armure de l'agente, la transformant en une intense tache sombre perdue au milieu d’un océan de lumière. Pü confirma ses observations lorsqu’il arriva à destination, où quatre autres taches de ténèbres étaient en train de discuter. Toutes se tenaient devant un étrange engin évoquant la forme d'une larme. Mesurant quinze mètres de long et cinq mètres dans son extrémité la plus bombée, ce véhicule, que Pü avait déjà observé voler à distance, était pourvu de nombreuses excroissances technologiques dont il ignorait la fonction. Il disposait également de portes latérales, l'une d'elles étant ouverte à ce moment. C'était la première fois que Pü voyait de si près l’une des infernales machines volantes de la Karavan. Néanmoins, quelque chose d'autre attira son regard. L’un des agents, une femme encore, portait une armure noire et jaune, elle aussi sale et abimée. Bien que les armures et les engins de la Karavan fussent généralement de couleur noire, sa mère lui avait enseigné que certains individus spécialisés arboraient d'autres couleurs. Selon ses connaissances, pour autant qu'elles soient exactes, les agents vêtus de jaune appartenaient au corps de renseignement de la Karavan, chargés de surveiller et d'explorer Atys. Il était rare d’en croiser. Lorsque les agents se retournèrent finalement vers Pü, lui qui avait pourtant été entraîné à n’avoir peur de rien, ne put s’empêcher de déglutir. S’il estimait avoir ses chances face à un agent isolé, quoi qu’en dise la Voix, il savait ne rien pouvoir faire contre cinq d’entre eux. Ni combattre, ni fuir. Toujours silencieux, Pü observa les cinq visières blanches. Dans un moment de clarté soudaine, il se souvint alors des paroles de Zunak, le chef des Antékamis rencontré à Zoran. Si l'histoire qu’il lui avait racontée était vraie, il avait eu l'occasion de voir le visage d'un agent gravement blessé au combat, juste après que l'essaim eut ravagé la Cité-Temple. Un visage qui lui était à la fois familier, mais qui ne correspondait à aucune des espèces homines connues. Il lui avait aussi révélé que l'agent avait immédiatement commencé à suffoquer et à cracher du sang une fois son casque enlevé, et que son visage s'était rapidement décomposé par la suite. Ces détails, s’ils étaient vrais, expliqueraient pourquoi les agents portaient de telles armures et pourquoi aucun flux de Sève ne circulait dans leur corps : contrairement à tous les autres organismes d'Atys, la Sève était toxique pour eux. Ceci renforçait la théorie selon laquelle la Karavan était d'origine extratysienne et offrait à Pü une stratégie d'attaque : si jamais il devait affronter un agent, sa meilleure chance résiderait dans le fait de réussir à percer son armure. L’agente en jaune, qui venait de ramasser un objet au travers de la porte latérale du véhicule, se dirigea vers son extrémité bombée puis fit signe à Pü de s’approcher. L'objet insolite qu’elle lui tendait se composait de deux tubes noirs identiques reliés par une charnière. « Prends ça, de ce côté-ci. Tu devras regarder au travers en direction de Zu-Galam. J'ai besoin de tes yeux. » Méfiant, mais contraint, Pü prit l’objet. Il était léger et froid. Chaque tube possédait à ses extrémités une lentille faite d’une ambre particulièrement claire, qui permettait de regarder au travers. « Tu peux augmenter l’écart entre les deux tubes en faisant tourner le cercle cranté situé entre eux. Oui, comme ça. » Pü ajusta l'appareil à l'écartement de ses yeux avant de le presser contre son masque. Au début, tout ce qu'il voyait était flou. Puis l'objet émit un léger grésillement et s'ajusta automatiquement à sa vision. Le Zoraï fut surpris de se rendre compte qu’il pouvait désormais observer Zu-Galam comme s'il se tenait juste à côté, en pleine lumière du jour. L'agent sortit ensuite un objet pas plus grand qu’un doigt d’une de ses poches, d'où émanait un faisceau rouge. Elle se pencha sur le côté et pointa l’objet vers la cité. « Bien. Je vais te guider. Observe les portes sud de la cité, à l'extérieur des murs, près du flanc de la Grande Montagne. Tu devrais voir un point lumineux rouge. J'aimerais que tu m’indiques lesquels de ces tunnels permettent de rejoindre les sous-sols de Zu-Galam. Nous aimerions nous y infiltrer pour poser une bombe afin de tuer la reine kitine qui y gîte. Nos équipements topographiques sont hors-service, nous avons besoin des renseignements d’un habitant local. » À ces mots, Pü se prépara mentalement à informer l'agent qu'il n'était pas de la région et ne pouvait donc pas aider. Cependant, il s'arrêta net. Là, dans le tumulte grouillant des kitins, sur les hauteurs de Zu-Galam, un spécimen plus grand que les autres captura son regard. Si sa carapace scintillait de nuances bleues et oranges, plus distinctif encore étaient ses pattes. Car il lui en manquait une. C'était lui.

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De nombreux cycles étaient passés depuis le premier contact entre les Ambigus et les Kitins avait eu lieu. Les primates, issus de la Matrice, s’étaient infiltrés dans le Grand Œuf et avaient détruit un nid isolé. Pour seule réponse, l’alliance kitine connue sous le nom de Nuée Ardente, s’était reformée et avait envahi la Matrice, brisant ainsi la Coquille et rompant l’interdiction immémoriale d’en sortir. Comme attendu, les Ambigus représentèrent une faible menace en comparaison des Stériles, dont ils partageaient pourtant l’odeur et les caractéristiques morphologiques. Ces derniers luttèrent ardemment afin de protéger les Ambigus, dont ils semblaient être les gardiens. Mais malgré leur pouvoir incommensurable, ils ne purent faire face aux millions de Kitins qui déferlèrent dans la Matrice, et la contre-attaque se transforma rapidement en une vaste opération de fuite. C’est une fois seulement la grande majorité des Ambigus enfuis que les Stériles firent étalage de leur puissance en faisant pleuvoir le feu sur les armées de la Nuée Ardente. Au même moment, dans les profondeurs du Grand Œuf, des Primessences se réveillèrent et tentèrent maladroitement de prendre la Nuée Ardente à revers. L'alliance inattendue entre les Stériles et les Primessences, habituellement ennemis, aboutit à l'anéantissement de centaines de milliers de soldats et à la mort de nombreuses reines kitines. Toutefois, le nombre de Stériles tombés, bien que nettement inférieur, fut suffisant pour que les Primessences se retirent, que les Stériles cessent leurs assauts de feu, et que les reines survivantes déclarent la victoire : les Kitins avaient désormais une patte dans la Matrice, et rien ne pourrait plus jamais les faire reculer. Cela dit, remporter la guerre ne garantissait pas l'absence de dangers dans les territoires conquis. Des petits groupes de Stériles persistaient à menacer l'équilibre, attaquant systématiquement les détachements isolés de kitins et rôdant près des nouvelles kitinières établies dans la Matrice. Depuis son promontoire, le kinkoo semblait scruter l'horizon, son crâne rutilant pivotant de gauche à droite, interprétant les signaux chimiques des kipestas qu'il avait envoyés en mission. Ces derniers, nombreux, étaient chargés de naviguer entre la kitinière et la zone où cinq Stériles avaient été aperçus. Bien qu'ils ne semblent pas assez nombreux pour atteindre la reine et anéantir la kitinière, ils pouvaient tout de même causer de sérieux dommages. Une fois leur présence détectée, le seigneur kizarak du kinkoo, qui régnait désormais aux côtés de la reine, lui avait ordonné de mobiliser tous les soldats en prévision d'une attaque ennemie imminente. Pour le kinkoo, la responsabilité était immense, à la mesure du rôle qu’il jouait désormais au sein de la kitinière en tant que chef des armées. Un rôle qu’il n’avait jamais activement recherché, bien qu'il l'ait toujours secrètement désiré. En effet, ni kizarak, ni reine, le kinkoo n’était pas un kitin royal, donc n'était pas censé posséder une conscience individuelle lui permettant de nourrir des rêves. Si les kitins royaux de la kitinière venaient à l'apprendre, sa vie serait en péril. Ainsi, le kinkoo chérissait en secret son nouveau statut, veillant à ne laisser transparaître aucune fragrance d’émotion dans les messages chimiques qu’il adressait aux autres kitins. Il était conscient de sa chance. Il faut dire que sa première mission dans la Matrice se conclut par un succès sans éclat. Certes, il était revenu victorieux, ayant accompli la destruction de chaque nid d’Ambigus que son seigneur lui avait ordonné de détruire. Mais les occupants du premier d’entre eux avaient été particulièrement coriaces, allant même jusqu’à le faire douter. À eux seuls, ces Ambigus avaient massacré la totalité de ses kinchers - la sous-espèce formant les rangs de base de ses soldats - ainsi qu’un certain nombre de ses kinreys - la sous-espèce d’élite à laquelle il appartenait - et lui avaient même tranché une patte. Heureusement, la neutralisation des nids suivants fut infiniment plus simple. Ainsi, ce n'étaient pas tant les compétences intrinsèques du kinkoo qui l'avaient propulsé au rang de chef d'armée, mais plutôt une série de circonstances favorables. Tout débuta lorsque les seigneurs kizaraks les plus anciens et puissants de sa kitinière furent annihilés par une Primessence lors d'un assaut destructeur au cœur même de la kitinière, nichée dans les profondeurs du Grand Œuf. Les kizaraks qui survécurent, y compris son propre seigneur, durent assumer seuls la direction de la vaste kitinière aux côtés de leur reine durant plusieurs cycles. Ce n'est qu'après que la Nuée Ardente eût proclamé la victoire, et que les armées de la reine eurent sécurisé la zone de la Matrice qui lui était destinée, que celle-ci décida de réorganiser son territoire. Pour la première fois depuis sa propre éclosion, elle prit la décision de pondre un œuf de reine. Son objectif était de fonder une nouvelle kitinière dans la Matrice afin d’élargir sa zone d’influence, sans pour autant abandonner l’antique nid où elle avait éclos. Évidemment, elle savait jouer un jeu dangereux, consciente que sa reine-fille deviendrait un jour indépendante, et pourrait alors décider de se retourner contre elle. Cependant, tel était le destin de toutes reines kitines : ériger de vastes kitinières et engendrer de nouvelles reines qui, à leur tour, établiraient de puissantes kitinières, permettant ainsi aux kitins de dominer l'intégralité du Grand Œuf et, désormais, de coloniser les vastes contrées inexplorées de la Matrice. La ponte de l'œuf de la future reine-fille fut réalisée simultanément avec celle de nombreux œufs de seigneurs kizaraks. Si certains de ces œufs étaient destinés à remplacer les seigneurs éliminés par la Primessence, pour assister la reine-mère dans la reconstruction et la gouvernance de sa kitinière, les autres étaient quant à eux programmés pour éclore en même temps que la reine-fille et lui prêter allégeance. Parmi les kizaraks ayant survécu à l'attaque de la Primessence, le seigneur du kinkoo fut choisi pour diriger la colonie responsable du transport de ces œufs vers le territoire de la Matrice récemment acquis par la reine-mère, dans l'objectif d'y établir les fondations de la future kitinière. Son seigneur avait naturellement accepté cette mission prestigieuse, dont peu de kizaraks pouvaient se targuer d’avoir l’expérience. En effet, outre le rôle d'extension de l'autorité de la reine, les seigneurs kizaraks avaient également pour mission d'établir de nouveaux nids et d'en prendre le commandement. Ce rôle pouvait être exercé indéfiniment dans le cas d'un nid ordinaire, ou, plus rarement, de manière temporaire pour un nid destiné à évoluer en une kitinière autonome dirigée par sa propre reine. Les kitins avaient adopté cette façon de faire récemment dans leur histoire, en réponse à leur rapide expansion dans le Grand Œuf, laquelle avait entraîné de violents conflits intercoloniaux et mené à la destruction de nombreux nids isolés. Ainsi, bien qu'occupant le rang le plus haut dans la pyramide eusociale de la kitinière, juste en-dessous de la reine, les seigneurs kizaraks constituaient en réalité une sous-espèce de kitins relativement récente. Ils étaient le résultat de l'une des dernières stratégies évolutives mises en œuvre par les reines, que leur capacité à façonner consciemment les traits biologiques de leur progéniture rendait si uniques et redoutables. Après un court repos dans les profondeurs du Grand Œuf auprès de son seigneur, le kinkoo repartit donc avec lui vers la Matrice, fier de participer à cette importante entreprise. Il fut désigné pour assurer la sécurité de la colonie tout au long de son périple. Une colonie constituée de son seigneur, de kidinaks chargés de transporter et de protéger les œufs royaux, d’un escadron de messagers kipestas, et de plusieurs centaines de soldats et d’ouvriers. Arrivé à destination, le kinkoo réalisa que l’endroit où la colonie allait être établie avait été judicieusement choisi, compte tenu de la profusion de matières premières que cet ancien nid d'Ambigus remontait depuis les profondeurs du Grand Œuf. De quoi bâtir de solides fondations et de quoi fournir des additifs alimentaires extrêmement nutritifs pour les larves à naître. Le kinkoo était présent lorsque l'œuf de celle qui allait devenir sa nouvelle reine avait éclos, un moment d'émotion intense qu'il parvint à peine à dissimuler à son seigneur, heureusement trop absorbé lui-même par l'événement. Les cycles qui suivirent se déroulèrent sans incident, et la kitinière se développa rapidement. Les jeunes kizaraks et la nouvelle reine atteignirent leur maturité sans encombre, servis et protégés par une armada de kidinaks dévoués, ces petits kitins ovoïdes dont l'existence était entièrement consacrée au service des kitins royaux, et confinée dans un environnement spécialement adapté par les ouvriers obéissant au seigneur du kinkoo. Jusqu’à ce que la reine-fille commence à pondre ses propres œufs, le kizarak était chargé du développement de la kitinière. Ainsi, en tant qu'exécutant personnel du seigneur kizarak fondateur de cette kitinière, le kinkoo fut promu à la tête des armées de celle-ci. Temporairement assis aux côtés de la reine-fille, son seigneur kizarak occupait une position à la fois complexe et prestigieuse, chargée de guider la jeune reine et de tenir informée la reine-mère de ses actions. Le kinkoo était conscient que l’indépendance croissante de la nouvelle reine qu’il servait, ainsi que l'émergence des futurs seigneurs kizaraks qu’elle pondrait, pourraient un jour menacer la vie de son seigneur. Néanmoins, il préférait ne pas s'attarder sur cette pensée. Surtout en ce moment précis, ou cinq Stériles menaçaient d’attaquer la kitinière. Cinq Stériles et un Ambigu. Là était la nouvelle information chimique qu’il venait de recevoir d’un kipesta. En cet instant, le kinkoo maudissait l'inadaptation de ses systèmes sensoriels aux vastes étendues de la Matrice et la dépendance qui en résultait vis-à-vis des kipestas pour la collecte de renseignements. Sachant que les kitins évoluaient très rapidement, il était convaincu que les générations futures seraient dotées d'organes visuels bien plus perfectionnés. C'était d’ailleurs déjà le cas pour les derniers kitins éclos. Toutefois, lui-même ne bénéficierait jamais de telles améliorations. Cinq Stériles et un Ambigu, donc. Mais pas n’importe quel Ambigu. D’après le dernier message qu’il venait de recevoir, son odeur était semblable à celles des deux Ambigus qui lui avaient tranché la patte, plusieurs cycles auparavant, à l’intérieur du premier nid qu’il avait détruit. Consumé par la rage face à l'humiliation que ces primates lui avaient infligée, il croyait avoir éliminé chacun d'eux. Manifestement, il s'était trompé : au moins un avait survécu. Un avait survécu, et se dirigeait maintenant à pleine vitesse vers la kitinière. Était-ce le début de l’assaut ennemi ? Possible. Trois Stériles s’étaient élancés à leur tour tandis que deux autres avaient regagné à toute hâte leur monture volante. Sans plus attendre, le Kinkoo ordonna aux kipestas présents autour de lui de transmettre les ordres de bataille. Nouveau message. Cinq Stériles, un Ambigu et une Primessence. Des influx électriques erratiques parcoururent la chaîne nerveuse ventrale du Kinkoo et la chaleur de son hémolymphe grimpa légèrement.

La situation devenait de plus en plus complexe.

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Pü filait à toute allure en direction de Zu-Galam. Grâce à ses nouveaux sens, il pouvait anticiper les mouvements des agents de la Karavan qui le poursuivaient - trois silhouettes sombres se détachant dans la lumière - même s'ils lui tournaient le dos. Les deux autres agents, qui s’étaient précipités dans le véhicule volant, les suivaient depuis les airs sans s’attaquer à lui. Parsemée d'arbres, la vallée menant à la citadelle offrait peu de cachettes. Ainsi, le Zoraï ne pouvait compter que sur ses sens aiguisés et son agilité exceptionnelle pour esquiver les tirs des trois agents qui le poursuivaient. Ces tirs énergétiques, peu concentrés, semblaient ne pas être destinés à le tuer, mais plutôt à le neutraliser. Dès que Pü eut reconnut le kitin bleu orangé, son engagement à rassembler et protéger les homins victimes de la catastrophe fut éclipsé par l’ancienne promesse qu'il s'était faite : celle d'exterminer tous les kitins d'Atys. Car ce kitin était responsable de tous ses malheurs. C'était précisément contre lui que son père et son oncle avaient combattu et péri, il en était certain. La vision cauchemardesque de ses aînés, poitrine contre poitrine, les torses transpercés par la patte coupée de la créature, était encore gravée sur ses rétines. Puis vint l'image de la tête de son frère. Puis celle du corps inerte de sa mère. Ce kitin, le plus grand de l'essaim qui avait décimé sa tribu et le dernier à avoir émergé de la faille, avait été désigné par son père comme le commandant de l'armée monstrueuse. Bien que rien n'ait pu confirmer cette supposition, le fait de le voir dominer les autres kitins depuis le sommet de Zu-Galam semblait valider l'importance du rôle qu'il jouait, tout en soulignant la difficulté de parvenir jusqu'à lui : avant de réussir à l’atteindre, Pü devrait se débarrasser de plusieurs centaines de soldats. Les premiers à arriver à son contact furent des kipestas, ceux-là même qu’il avait observé un peu plus tôt faire des allers-retours entre la lisière de la jungle et Zu-Galam. Ayant compris ces derniers mois que la plupart des kitins redoutaient le froid, il n’eut aucun mal à les faire reculer. Mais cela n’était que temporaire. Malgré leurs blessures, les créatures volantes revenaient à la charge, tentant de lui infliger de violents coups de queue et de l’atteindre avec leurs flammes. Entre les tirs incessants des agents et le nombre croissant de kipestas qui se massaient au-dessus de lui, parvenir jusqu’à sa cible s'avérait être une tâche extrêmement ardue. Il avait beau en avoir parfaitement conscience, il n'avait aucune intention d'écouter la Voix qui le suppliait de rebrousser chemin. Rien ne pourrait le dissuader d’accomplir sa vengeance. Ni sa voix intérieure, et ni les cris grésillants des agents qui lui ordonnaient de s'arrêter, et dont les tentatives de contrôle mental avaient perdu toute efficacité sur lui. En ce moment de colère intense, sa volonté était inébranlable. Certes, la Voix et Kami Noir l'avait aidé à apaiser la haine qui l'avait consumé après son départ de la souche familiale. Mais il était loin d’être totalement guéri. Le Zoraï calme et mesuré qu'il avait été jadis était mort depuis bien longtemps. Peu après, lorsque les fondations de la citadelle se mirent à trembler au loin, Pü réalisa qu'une gigantesque armée de kitins avait été déployée au sol. Elle fonçait droit vers lui et arriverait à son contact en quelques dizaines de secondes à peine. Ou plutôt au contact des agents de la Karavan, qui représentaient une menace bien plus importante. Encore à sa poursuite, ils n’avaient toujours pas réussi à le neutraliser, et devaient désormais faire face à un nuage de kipestas déchaînés, qui se transformait en cendre à chaque tir réussi. Là était probablement sa chance. Se faufiler dans la masse en laissant les agents accaparer l'attention. Pour autant, il était peu probable que les kitins marcheurs le laissent tranquillement passer. Si seulement il était capable de voler comme les kipestas. Il pourrait alors se rendre directement au sommet de Zu-Galam. Pü eut cette pensée alors qu’il bondissait depuis le sommet d’un talus. Et comme par miracle, il s’envola. Déconcerté, Pü ne perçut pas immédiatement la pression qui enserrait son dos et sa taille. Croyant qu’un kipesta venait de l'agripper, il leva la tête et se prépara à repousser la créature. Mais en lieu et place de la libellule monstrueuse, c’est un immense oiseau noir qu’il découvrit, l'entourant de l'un de ses serres. Le Zoraï n’eut guerre besoin de plus de temps pour sentir dans sa chair qu’il s’agissait du Kami Noir, métamorphosé. Alors qu'ils prenaient rapidement de l'altitude, il supposa que le Kami était venu l'assister dans sa traque, bien que celle-ci n'ait rien à voir avec la Guerre Sacrée. Grisé par la sensation de voler, et exalté par la décision de la créature divine, Pü ne put se retenir de laisser échapper un rire. Il était emporté par un mélange de soulagement et d'excitation. Soulagé de savoir que, contre toute attente, le Kami soutenait ses choix. Excité à l'idée qu'il atteindrait plus facilement que prévu le bourreau de sa famille. Dégainant son épée, le Zoraï fixa le sommet de Zu-Galam, scrutant la pénombre à la recherche de reflets bleu-orangé. Il était prêt. Au même moment, sous lui, l'armée rampante aux scintillements jaunâtres se ruait à toute vitesse vers les agents de la Karavan en pleine retraite, tandis que le véhicule volant s'était éloigné et avait entamé la poursuite du Kami. Puis brutalement, l’horizon pivota sur la gauche. Assez pour que Pü ne puisse plus observer Zu-Galam sans se tordre le cou. Le Kami était en train de faire demi-tour. Passé les quelques secondes d’incrédulité, le Zoraï protesta : « Non ! Je dois me rendre au sommet de Zu-Galam ! Vous vous trompez de direction !  » Aucune réponse de la Voix. L’immense oiseau était en train d'accélérer et de gagner en altitude. Était-ce à cause de l’engin volant qui les avait pris en chasse, et qui était en train de les rattraper, que le Kami avait décidé de rebrousser chemin ? Submergé par une nouvelle vague de colère, Pü commença à se débattre. « Occupez-vous de la machine infernale de la Karavan si ça vous chante, mais portez-moi d’abord jusqu’à Zu-Galam ! » C’était la première fois qu’il s’adressait au Kami sur ce ton. Et le fait que que la Voix ne lui communique aucune réponse, alors qu'elle l'avait assailli de suppliques lorsqu'il avait décidé de foncer vers Zu-Galam, ne fit qu'attiser sa fureur. La bouffée d’émotions positives qu'il avait ressentie peu avant cédait désormais la place à une haine sourde. Perdant toute raison, Pü se mit à frapper les pattes de l’oiseau avec son épée. Mais la créature divine n’eut aucune réaction. Le Zoraï hurla. « Je vous ordonne de me lâcher ! Vous m’entendez ? Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! » Les premiers tirs de la machine karavanière frôlèrent l’oiseau, qui réussit à les esquiver en exécutant quelques pirouettes habiles. Malgré les violentes secousses, Pü tentait désespérément de se libérer de la puissante serre qui l'enserrait, en multipliant les coups d'épée. Confronté à l'inefficacité de ses attaques physiques, il se tourna vers l’incantation de puissants sorts élémentaires, qui se révélèrent tout aussi inutiles. Entre les griffes du Kami, il se sentait insignifiant, impuissant sur tous les plans. Mais sa volonté, elle, demeurait intacte. Guidé par l'instinct, Pü agrippa un des serres avec sa main libre et ferma les yeux. Sans savoir d'où l'idée lui venait, il se sentit soudain capable d'investir l'esprit du Kami et de le dominer. Alors, durant un court moment, l'oiseau vacilla. Puis, la serre chauffa. Si intensément que Pü, plus surpris que blessé, fut contraint de la relâcher. « Mon garçon, il est vain de poursuivre. Vous feriez mieux de renoncer. » Entendre la Voix s’exprimer enfin ne fit qu'accroître davantage la colère de Pü. « Tu es si bavarde lorsqu’il s’agit de m'empêcher d’agir, et si absente lorsque j’ai besoin de communiquer avec le Kami ! Dis-lui de me relâcher ! – Le Kami ne vous relâchera pas, mon garçon. Cela pourrait vous coûter la vie.

– Alors qu’il me dépose, peu importe ! Je dois atteindre Zu-Galam ! Je dois tuer ce kitin et venger ma famille !

– Vous êtes bien trop sagace pour croire que la vengeance apaisera vos tourments, mon garçon. N'aviez-vous pas découvert une vocation, il y a quelques semaines ? Celle d’aider vos semblables à survivre aux nouveaux dangers de ce monde ? C'est cette quête qui vous permettra de reprendre le cours de votre existence et de vous reconstruire.

– Que tu vives dans ma tête ne signifie pas que tu sais ce qui est bon pour moi ! Ton rôle est de me transmettre les paroles du Kami. Là est tout unique raison d’être ! Tu m’entends ? Demande-lui de me déposer quelque part !

– Le Kami vous entend, mon garçon, répondit la Voix, désormais empreinte de tristesse. Il affirme qu'il ne vous laissera pas approcher Zu-Galam. Que les risques sont bien trop grands.

– Je me fiche de savoir ce qu’il veut ! C’est ma vie ! Tu m’entends ? Ma vie ! Si je dois la risquer en voulant venger ma famille, c’est mon choix ! »

La Voix se tut soudain. L'oiseau, ayant franchi les branches inférieures de la Grande Montagne, accéléra brusquement. Il zigzaguait entre les feuilles gigantesques, tentant de semer le véhicule volant de la Karavan.

« Je ne vous pardonnerai jamais ! Ni à toi, ni au Kami ! Je ne laisserai personne être un obstacle à ma vie ! » parvint à crier Pü, malgré la puissance du vent qui lui fouettait désormais le masque.

C’est une voix hésitante qui reprit la parole.

« Mon garçon, souvenez-vous de nos discussions, de nos réflexions sur la possibilité que le Kami Noir vous oblige à mener la Guerre Sacrée ? Selon ce qu'il vient de m'indiquer, il se désintéresse de savoir si vous choisirez de protéger les innocents que vous croiserez ou de combattre les fidèles de la Karavan sur votre chemin. Pour mener la Guerre Sacrée, il vous suffit de vivre… de vivre selon vos propres termes.

– Si c’est réellement le cas, alors qu’il me ramène à Zu-Galam !

– Non mon garçon, vous n'avez pas saisi. Pour mener la Guerre Sacrée, vous devez simplement vivre, vivre sans chercher à mourir.

– Mourir ? C’est vous qui vous êtes persuadés que je courrai à la mort ! Vous doutez de mes capacités ! J’aurais pu semer les agents de la Karavan, éviter les kitins mineurs, me faufiler à travers Zu-Galam et affronter le monstre qui a décimé ma famille ! Je ne suis pas fou ! »

Pü s'entendit prononcer ces mots, qui résonnèrent aussitôt comme un aveu. Fou ? Non, malade serait mot plus exact. Il était parfaitement conscient de ses tendances suicidaires, ayant plusieurs fois envisagé de mettre fin à ses jours. Il en avait largement discuté avec la Voix et avait même tenté de se suicider une première fois lors de son ultime duel avec le Kami. Jusqu'à présent, il avait réussi à identifier ces crises pour ce qu'elles étaient. Alors, avait-il réellement tenté aujourd’hui de se tuer à nouveau ? Était-il à ce point aveugle ? Pü balaya de son esprit ces questions dérangeantes. Que ce soit la folie ou la maladie, il avait le droit d'espérer, de tenter, d’échouer. Après tout, c'était de sa vie dont il s’agissait. Elle lui appartenait. Absorbé par cette réflexion, il ne réalisa que tardivement qu'il avait lâché et perdu son épée. Ses pensées étaient confuses et ses membres étaient lourds. Il peina à articuler

« C’est… C’est ma vie. Elle m’appartient.

– Mon garçon… Comment vous l'exprimer, souffla la Voix, visiblement accablée. Veuillez m'excuser pour la cruauté de mes mots, mais hélas, votre vie ne vous appartient plus. Ce sont les mots du Kami. À ses yeux, vous n'êtes pas Pü, fils de Looï et Sang Fu-Tao. Vous êtes le Guerrier Sacré. Vous appartenez aux Kamis. C'est pour cela qu'il empêchera toute tentative de votre part de mettre fin à vos jours, quoi qu'il advienne.  »

Pü ne pouvait plus prononcer aucun mot. Son corps ne lui obéissait plus et il peinait à maintenir sa concentration. Ainsi, sa vie appartenait aux Kamis ? Il était devenu leur propriété ? Un esclave prophète au service de leur cause ?

« Pour prévenir toute action de votre part lorsqu'il se téléportera avec vous, le Kami a plongé votre corps dans un état de sommeil. Il ne pouvait pas, pour des raisons qui m'échappent, se téléporter à proximité de la Karavan. Il devait d'abord les distancer, ce qui est désormais accompli. » À ces mots, l'oiseau émergea des derniers feuillages, déployant ses immenses ailes noires pour ralentir sa course. Au-dessus, illuminé par l’astre maudit de Jena, le ciel flamboyait de mille feux. La lumière crue contrastait fortement avec l’obscurité de la Jungle Enténébrée, à jamais engloutie sous l’épais branchage de la Grande Montagne. Malgré sa paralysie, Pü était pleinement conscient et émerveillé par la vue du réseau de racines de la Canopée qui s'entrelaçait autour de lui, un spectacle que sans doute aucun homin n'avait jamais observé de si près. En d'autres circonstances, la splendeur de ce panorama aurait sans doute éveillé en lui un sentiment d'allégresse. Malheureusement, les conditions présentes ne firent que nourrir son cœur d’une profonde mélancolie. Voler si haut, loin des conflits d'Atys et de son existence matérielle, aurait dû symboliser une échappée vers la liberté. Mais il avait été éveillé à la réalité de sa condition : non pas libre, mais enchaîné. Il n'était qu’une pièce sur un plateau, manipulée par les Kamis selon les desseins divins et cachés de Ma-Duk.

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