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À cette pensée, le rythme cardiaque du Zoraï accéléra et ses mains se mirent à trembler. Non pas à cause du froid, mais de la peur. Plutôt mourir que d’être seul. Tout. Tout sauf la solitude.
 
À cette pensée, le rythme cardiaque du Zoraï accéléra et ses mains se mirent à trembler. Non pas à cause du froid, mais de la peur. Plutôt mourir que d’être seul. Tout. Tout sauf la solitude.
  
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« Vous vous en rapprochez grandement, mon garçon. »
 
« Vous vous en rapprochez grandement, mon garçon. »

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II·I - Le Kami Noir

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An 2481 de Jena


« Je vais les exterminer. Tous. Jusqu’au dernier.

— Fort bien. Et qu'envisagez-vous, mon garçon, une fois que vous aurez vaincu cet adversaire ? Quelles sont vos intentions pour reprendre le cours de votre existence ? Je vous souhaite d’aspirer à la reconstruction, plutôt qu'à la destruction. »

Pü fixa quelques secondes ses paumes imprégnées d’hémolymphe et de fragments de carapaces. Ses intentions pour reprendre le cours de son existence ? Il n’en savait rien. Depuis que sa tribu avait été anéantie, sa vie avait perdu tout son sens. Comme à son habitude, la Voix qui l’accompagnait depuis le massacre avait visé juste. Et si elle s’était montrée extrêmement précieuse il y a quelques semaines encore, en l’aidant à combattre les pensées suicidaires qui l’habitaient constamment, les choses étaient différentes désormais. Car pour le jeune Zoraï, les conseils que lui prodiguait la voix intérieure s’étaient progressivement mués en reproches, le ton légèrement hautain qu’elle adoptait accentuant cette impression. Aussi, encore gorgé de l’adrénaline du combat qu’il venait de mener, Pü répondit-il sèchement.

« Je n’ai pas envie de répondre à tes questions rhétoriques, alors tais-toi. Tais-toi, ou va hanter un autre esprit.

— Hanter un autre esprit ? Je doute fort que cela soit concevable, mon garçon. Cependant, nul ne peut prétendre connaître toutes les vérités absolues. Afin de dissiper tout doute, peut-être devriez-vous envisager de partir à la recherche de ceux qui ont survécu ? Cela nous permettrait d'évaluer pleinement mes capacités. Qu'en pensez-vous ? »

Ignorant la Voix, Pü essuya ses mains sur les mousses froides qui recouvraient le sol, ramassa ses armes et se releva. Autour de lui, les corps massifs des créatures insectoïdes suintaient d’un liquide verdâtre, d’une hémolymphe poisseuse qui dégoulinait le long des carapaces brisées et se répandait abondamment sur le tapis végétal, transformant le givre en vapeur. Fixant les carcasses de l’ennemi, il repensa aux semaines qui venaient de s’écouler.

Peu après que Pü eut quitté la souche d’arbre-ciel dans laquelle il avait toujours vécu, désormais scellée en un gigantesque tombeau, un hiver particulièrement rude s’était abattu sur la Jungle. Une Jungle étrangement calme, qu’il s’était attendu à voir infestée de créatures. Au fond de lui, il avait espéré que cette vague de froid anormale était la réponse de Ma-Duk à l’essaim de monstres. Après tout, en tant que gardiens de la nature, les Kamis pouvaient contrôler les éléments, et durant l’hiver, la plupart des insectes entraient en hibernation. Malheureusement, il n’en était rien : les créatures n’étaient pas reparties dans les profondeurs d’Atys mais avaient simplement rejoint les nids qu’elles avaient construits en surface… Pü s’était remémoré les paroles de son père, persuadé que l’invasion des monstres était voulue par Ma-Duk pour mettre leur tribu à l'épreuve. Puis celles de Grand-Mère Bä-Bä, qui lui avait révélé que Ma-Duk n’y était pour rien, et que l’invasion touchait en réalité tout Atys.

Ce qu’il avait pu voir ces dernières semaines donnait pour le moment raison à la vénérable ancêtre : sur la route de Zoran, la capitale du pays, il avait croisé quelques villages, tous anéantis et vides de vie. Jusqu’alors, le voyage s’était déroulé sans encombre. La guerre ayant été, au moins dans ce secteur de la Jungle, totalement gagnée par l’envahisseur, ses troupes s’en étaient allées. Pour autant, les monstres n’avaient pas décidé d’abandonner cette contrée. Bien au contraire même. Très vite, un grand nombre de nouvelles créatures avaient investi la région. Et notamment celles dont il venait de se débarrasser. Ces spécimens étaient plus massifs que les vifs soldats à la carapace brune et à l’abdomen dardé et arqué sous leurs pattes, parcouru de reflets jaunâtres, qui avaient constitué le gros des troupes de la première vague de l’invasion. Ils l’étaient en revanche moins que les monstres noirs et tachetés de jaune de la seconde vague, à l’origine du massacre de sa tribu, et bien moins encore que le commandant hypertrophié et rutilant, celui-là même qui avait tué son père, son oncle et son frère… Dépourvus de dards, de crochets ou d’organes excréteurs de substances nocives, ces nouvelles créatures étaient plutôt inoffensives. Certes, elles possédaient une puissante paire de mandibules, rougeâtres, comme leurs six pattes. Mais de ce qu'avait pu voir Pü, cet appendice buccal ne servait qu’à découper la matière végétale dont elles se nourrissaient, et à récolter des ressources qu’elles stockaient sur leur large tête plate recouverte de mousse, afin de les transporter au cœur des grands nids dont elles semblaient être les principales ouvrières.

Constater qu’après le carnage était venu le temps du pillage, avait plongé Pü dans une profonde colère. Ses proches avaient-ils été tués simplement pour que ces nouvelles créatures puissent récolter en paix les ressources de la surface ? Atys n’était-elle pas assez généreuse pour que l’on puisse partager ses richesses ? Mais, comme pour punir l'idéalisme de cette question naïve, son esprit fit bientôt resurgir en lui le souvenir des cours d'histoire que sa mère lui prodiguait enfant : la Guerre de l’Aqueduc débuta lorsque l’Empire Fyros fut durement touché par la sécheresse, après que le Royaume de Matia avait asséché le fleuve Munshia et augmenté les taxes perçues sur les convois de la Route de l'Eau traversant son territoire. La plus longue guerre de l’histoire homine avait commencé par une querelle au sujet de l’eau, une ressource pourtant présente en abondance dans la Grande Flaque. De tout temps, l’accès aux ressources d’Atys avaient été à l’origine de conflits… Alors pourquoi ne pas imaginer que ces créatures intelligentes aient été animées par le même motif ?

Cette idée incongrue n’était qu’une parmi d’autres. Elle était le produit délirant d’un esprit malade. Brisé. À jamais marqué par la douleur. Car depuis ce terrible jour, Pü n’avait cessé de ressasser. Rien n’avait jamais réussi à lui faire penser à autre chose. Il cherchait à comprendre pourquoi ceux et celles qu’il aimait lui avaient été enlevés. Et ne trouvant pas de réponses satisfaisantes - aucune ne pouvait l’être - il laissa la haine le consumer. D’ordinaire si calme et mesuré, il jura sur Ma-Duk d’éliminer chacun des monstres insectoïdes qu’il croiserait, oubliant peu à peu la recherche de survivants et la quête que Grand-Mère Bä-Bä, mourante, lui avait confiée. Cette folie avait failli lui coûter la vie, alors qu’habitué à la placidité des récolteurs, il avait progressivement baissé sa garde. Car en réalité, tous les soldats ennemis n’avaient pas quitté la Jungle. Il fit cette découverte après avoir massacré plusieurs ouvriers affairés à découper l’écorce d’un grand dorao, ces arbres élancés à tronc lisse, dont les cimes formaient le gros de la canopée luxuriante de la région. Alors qu’il s’apprêtait à partir, il repéra au loin un groupe de créatures s’apparentant à celles de la première vague de l’invasion, mais possédant un abdomen plus fuselé, pareil à la queue d’un scorpion, et une carapace non pas brune, mais colorée de vert et de blanc. Enfin… ce furent plutôt les créatures en question qui le repérèrent. Ignorant totalement les troupeaux d’herbivores qui se trouvaient sur leur route, les monstres se ruèrent en direction de Pü, comme si elles le traquaient depuis un moment déjà. Si le premier réflexe du Zoraï fut de dégainer ses armes, la Voix le convainquit qu’il ne pourrait pas vaincre les six insectes géants en même temps. Ne pouvant pas rivaliser non plus avec leur vitesse de course, Pü n’eut d’autre choix que de grimper au sommet du dorao et de fuir dans la canopée. Et bien que les deux plus petits spécimens soient parvenus à le suivre, ils s’avérèrent bien moins agiles qu’un homin lorsqu’il s’agissait de sauter de branche en branche. Durant les semaines qui suivirent, Pü eut l’occasion de croiser à plusieurs reprises ces créatures, qu’il identifia comme les membres de patrouilles traquant exclusivement les homins qui auraient survécu à l’essaim. Un comportement qui témoignait à nouveau de l’intelligence collective de cette espèce insectoïde venue des profondeurs d’Atys…

Brisant le flux de ses pensées, la voix intérieure résonna dans sa tête.

« Si tel est réellement votre souhait, mon garçon, je peux tout à fait garder le silence. Cependant, je suis d'avis que la solitude ne vous convient guère. En réalité, après tous les efforts que j’ai déployés, j'ai peur de vous voir sombrer à nouveau. »

Les yeux toujours fixés sur les carcasses des monstres qu’il venait d’abattre, Pü sentit sa gorge se serrer. À nouveau, elle avait raison. Aussi agaçante fut-elle, cette voix mystérieuse restait une précieuse alliée. Sa seule alliée. Qu’elle appartienne réellement à quelqu’un, ou qu’elle soit le fruit de son imagination, elle était le dernier lien qui l’unissait à l’hominité disparue. Car seul au monde, il semblait l’être désormais.

À cette pensée, le rythme cardiaque du Zoraï accéléra et ses mains se mirent à trembler. Non pas à cause du froid, mais de la peur. Plutôt mourir que d’être seul. Tout. Tout sauf la solitude.

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« Vous vous en rapprochez grandement, mon garçon. »

Perché sur la cime d’un grand dorao, Pü devinait au loin la cité de Zoran, construite entre les rives du gigantesque Lac des Temples et le delta du Ti-aïn, sa rivière affluente. Suivant des yeux le cours d’eau, qui serpentait depuis le nord-ouest de la Jungle, le regard du Zoraï se porta sur la Grande Montagne. La colossale structure racinaire brisait la ligne d’horizon par sa démesure et projetait son ombre protectrice sur la partie occidentale du pays. Source du Ti-aïn, elle était aussi et surtout le seul départ connu de la Canopée, large de plusieurs centaines de kilomètres et s’étendant en hauteur jusqu’à se fondre dans le réseau de racines célestes. Levant le masque vers le ciel pour suivre le parcours des ramifications aériennes, Pü fût soudainement ébloui par la lumière astrale de Jena que la dérive d'un nuage venait de libérer. Il secoua la tête et porta une dernière fois son regard sur la Cité-Temple. Il était temps de partir.

L’homin fuit le jour nu en se laissant chuter de quelques mètres et atterrit sur la branche où il avait déposé ses armes et son sac en toile. Ce dernier contenait principalement les reliques dont avant de mourir Grand-Mère Bä-Bä lui avait enjoint de se charger : le cube d’ambre renfermant les secrets du Culte Noir, le jeu de dés orangés qu’elle utilisait pour catalyser son pouvoir, communiquer avec les Kamis et prédire l'avenir de la tribu, sa dague cérémonielle et le nécessaire à tatouage. À ce jour, Pü ne savait toujours pas ce qu’il devait faire de ces reliques, notamment des dés, qu’il avait essayé de faire fonctionner ces dernières semaines, en vain. Il cherchait désespérément des réponses, et de jour en jour, le silence des Kamis se faisait de plus en plus cruel… Après avoir ramassé ses affaires, le Zoraï s’élança finalement vers le nord, sautant de branche en branche au travers de l’épais feuillage enneigé.

Deux heures et vingt kilomètres plus tard, Pü était juché sur la cime d’un nouveau grand dorao, donnant cette fois-ci directement sur la capitale du peuple Zoraï. La Cité-Temple avait été construite presque trois siècles auparavant à l’intérieur d’un immense nœud de l’Écorce, à l’allure de cratère, comme il en existait beaucoup dans cette région labyrinthique de la Jungle. Les flancs circulaires du nœud s’élevaient abruptement jusqu’à une hauteur d’environ deux cents mètres et étaient surplombés d’une large muraille. Jusqu’alors, aucune force homine n’avait réussi à pénétrer la cité. En 2328, alors que la Guerre de l’Aqueduc battait son plein, les troupes de l’Empire Fyros arrivèrent aux portes de Zoran en voulant contourner le front sud des Matis, et, l'Empereur Krythos étant persuadé que la Théocratie était alliée au Royaume de Matia, elles tentèrent de forcer son enceinte. Incapable d’y parvenir, l’armée fyrosse se résolut à assiéger et à pilonner la capitale à l’aide de sa puissante artillerie, avant de repartir quelques jours plus tard vers le nord, là où se trouvait son objectif principal. En observant de loin l’état délabré de l’enceinte, Pü sut tout de suite que Zoran n’avait pas échappé au cataclysme. Si la cité avait de tout temps su repousser les envahisseurs homins, elle n’avait rien pu faire face aux ignobles insectes venus des profondeurs d’Atys… Examinant plus en détail les portes closes et la grosse brèche par laquelle il comptait s’infiltrer, Pü remarqua que certains dégâts structurels semblaient avoir été causés par des déflagrations, comme si l’armée de la Théocratie avait usé de puissants explosifs contre les envahisseurs, sans égard pour les infrastructures de la cité. Sauf si, bien sûr, cela était l'œuvre d’un type de créatures que Pü n’avait pas encore rencontré. Finalement, après avoir scruté les alentours une dernière fois, et vérifié qu’aucun monstre ne patrouillait dans le périmètre, le Zoraï descendit de son perchoir et escalada le flanc du nœud en direction de l’entrée de fortune qu’il avait repérée. Dans le cas où la cité serait encore habitée, emprunter l’un des douze escaliers permettant d’accéder à ses portes aurait bien trop attiré l’attention.

Arrivé aux pieds de la muraille, Pü trouva confirmation de la nature explosive de l’attaque ayant causé l’écroulement de cette partie de l’enceinte. Le sol était noirci et creusé sur une dizaine de mètres, et l’épaisse portion de mur avait tout bonnement été réduite en poussière. En revanche, il doutait désormais que des armes de la Théocratie aient été à l’origine des dégâts causés. Pour ce qu'il en savait, l’armée régulière ne possédait pas une telle puissance de feu. Les relations entre la Théocratie et la tribu de Pü étant extrêmement tendues, celle-ci suivait de près l'évolution des armements de celle-là. Au cas où. Et jamais ses espions n’avaient révélé l’existence de telles armes. S’engouffrant dans la brèche, Pü se remémora la seule fois où il s’était rendu à Zoran, accompagnant sa mère à un congrès organisé par le Conseil des Sages et réunissant toutes les tribus kamistes du pays. À l’époque, les ruelles de la cité grouillaient de passants, parmi lesquels certains avaient copieusement insulté les émissaires de la « Souche Maudite » – dont ils méprisaient les masques tatoués - alors que la garde escortait ces derniers jusqu’au point de rendez-vous. Mais dorénavant, s’il le voulait, Pü pouvait aller où bon lui semblait. Plus aucun garde ou passant ne pourrait l’en empêcher. Car face à lui, c’était une Zoran en ruines qui s'étendait. Une Zoran qui sentait la mort.

Dominant la cité circulaire, Pü contempla quelques secondes les habitations détruites, construites sur les flancs intérieurs du nœud, puis dirigea son regard vers le Zo’laï-gong, le temple kamiste le plus imposant du pays, trônant fièrement au fond de la vallée et faisant la fierté de ses habitants. Le Zo’laï-gong était une pyramide à base carrée abritant un dédale composé de salles de prières, dans lesquelles les bonzes et les Sages recevaient leurs fidèles, formaient leurs disciples et tentaient d’invoquer des Kamis, mais accueillant aussi les principaux bureaux de l'administration centrale ainsi que les appartements privés du Grand Sage Min-Cho et de ses conseillers. Le sommet de la pyramide, plat, formait la Grand-Place, là où les Sages se réunissaient pour discuter avec le peuple et où étaient organisées les rencontres importantes. C’était d’ailleurs ici même que s’était tenu le congrès tribal auquel la mère de Pü avait été invitée en tant que représentante de sa tribu, et auquel Pû avait participé. En résumé, le Zo’laï-gong était le premier lieu de culte du kamisme, mais aussi le siège du pouvoir central et celui des principales institutions du pays.

Pour honorer les Kamis et affirmer la grandeur de la civilisation zoraï, la Théocratie avait entrepris deux siècles auparavant la construction d'un gigantesque ouvrage architectural surplombant le Zo’laï-gong, achevé cinquante années plus tard : une pyramide inversée flottant à une vingtaine de mètres au-dessus de la Grand-Place et sur laquelle était posée une pyramide d'ambre de taille plus réduite. Ce monument, plus imposant encore que le temple qu’il couronnait, reposait sur des ambres aux propriétés électrostatiques, permettant à l’immense structure de léviter. En cela, il mettait en œuvre le savoir que la Karavan avait transmis aux Zoraïs par le passé. Pour cela, il était abhorré par la tribu de Pü, qui avait de tout temps rêvé à sa démolition. D’autant qu’il n’était pas simplement décoratif. En effet, le monument était aussi traversé d’un large puits de lumière qui prenait sa source dans la pyramide supérieure, conçue de sorte à amplifier la lumière astrale, et s’enfonçait dans les profondeurs obscures du temple grâce à un jeu complexe de miroirs. De ce fait, selon la tribu de Pü, cet édifice honorait également Jena, la Déesse de l’Astre du Jour. La déesse usurpatrice venue du ciel, étrangère à Atys, que la Théocratie Zoraï vénérait à tort comme étant le Kami Suprême.

Ainsi, quel ne fut pas le sentiment de joie qui traversa Pü lorsque, posant ses yeux sur le Zo’laï-gong, il découvrit l’état dans lequel le temple se trouvait. La pyramide était partiellement brisée, et le monument flottant, auparavant si majestueux, n’était plus. En lieu et place, un immense nuage de débris, constitué de blocs plus ou moins gros, dont certains avaient perdu leur propriété de lévitation et s’étaient écrasés lourdement sur le temple. Pü ne savait pas par quel miracle les créatures insectoïdes avaient réussi à démolir l’édifice hérétique, et alors que son esprit endoctriné s’apprêtait à les remercier en pensées, il se rappela douloureusement du sort qu’elles avaient réservé à sa tribu. Si l’essaim de monstres avait envahit tout Atys, alors chaque homin s’en était trouvé affecté, par sa propre mort ou celle d’un proche. Ami comme ennemi. Dans de telles circonstances, se réjouir du malheur de ses adversaires avait-il encore un sens ?

Dominant toujours la cité, Pü observa de longues secondes le nuage de débris, pensif, puis porta son regard sur la Grand-Place. Et alors qu’il fixait le sommet de la pyramide, quelque chose attira subitement son attention. Au vu de la distance qui le séparait du temple, il n’était pas en mesure de distinguer ce qui se trouvait en cet instant sur la Grand’Place. Il avait beau plisser les yeux sous son masque, rien n’y faisait. Pourtant, un étrange sentiment avait jailli en lui, et gagnait désormais en intensité. Ce qui avait attiré son attention n’était pas d’ordre visuel, mais d’ordre psychique. D’ordre spirituel. Quelque chose l’attendait au sommet du Zo’laï-gong. Quelque chose l’appelait. Ou plutôt quelqu’un. Oui, quelqu’un. Il en était certain. Quelqu’un de cher à son cœur. Mais qui ? Tous ceux qui comptaient pour lui avaient disparu. La Voix essaya de lui dire quelque chose, mais, pris dans une sorte de transe hypnotique, Pü l’entendit à peine. Oubliant toute prudence, il dévala alors les ruelles de la cité, à toute vitesse, avalant les kilomètres sans même regarder ce qui l’entourait. Arrivé aux pieds du Zo’laï-gong, il s’élança aussitôt à l’assaut de l’escalier qui lui faisait face et gravit les marches deux à deux. Comme à plusieurs reprises durant sa course effrénée, la Voix essaya de l’interpeller, en vain.

C’est finalement à bout de souffle que Pü arriva au sommet de la pyramide. Obnubilé par son objectif, il avait mal géré son endurance et mal tiré parti de la Sève qui l’irriguait. Penché en avant, les mains appuyées sur ses cuisses douloureuses, le Zoraï observait le centre du Taki-hay en haletant. Il observait le dos de celui qu’il était venu chercher. Le premier homin vivant qu’il voyait depuis plusieurs semaines… Au vu de la couleur acajou de ses cheveux, il s’agissait certainement d’un Fyros. Mais était-ce celui que Grand-Mère Bä-Bä lui avait demandé de trouver ? Le cœur de Pü s’emballa, et au même moment, une main lui saisit la nuque et la lame d’une dague glissa contre sa gorge.

« Si tu bouges, je sépare ta tête du reste de ton corps, c’est bien clair ? J’ai pas envie que ça arrive, alors joue au pas con. Le chef va être déçu si je te tue. »

Au vu de la manière dont la dague était tenue, Pü sut tout de suite que son assaillant était moins expérimenté que lui. Il avait néanmoins eu le mérite de lui faire reprendre ses esprits. La voix intérieure résonna aussitôt dans son esprit.

« Voilà donc ! Malgré mes conseils vous incitant à plus de discrétion, vous avez fait preuve, mon garçon, d'une grande négligence ! Les barricades, les soldats pendus, les charniers à peine refroidis : la cité est toujours peuplée ! Et pas uniquement par de simples survivants, si vous voulez mon avis. »

Alerté par le murmure menaçant de son acolyte, le Fyros se retourna. Plutôt chétif, il portait une longue barbe tressée, et tenait en main une bouteille d’alcool.

« Y’a quelqu’un ? Hé, t’es qui toi ? baragouina le Fyros, à l'évidence saoul.

— Viens m’aider, j’ai attrapé un gros poisson ! » répondit l’assaillant de Pü.

Pü dévisagea l’homin et se demanda à nouveau s’il était réellement le Fyros qu’il devait trouver. Ivre, l’inconnu avança d’un pas maladroit et lâcha accidentellement sa bouteille. Pü suivit l’objet du regard, qui vint se briser sur le sol de la Grand-Place. Juste à côté d’une petite forme noire et immobile, auparavant masquée par le corps du Fyros. Une forme noire, dans laquelle était plantée une étrange lance. Une forme d’un noir profond, sur laquelle deux petites sphères blanches étaient imprimées. Un Kami Noir, empalé. Comprenant instantanément que le Fyros n’avait rien à voir avec l’appel psychique qu’il avait entendu, Pü fût submergé d’un sentiment de colère. Ces homins avaient-ils osé s’en prendre à un Kami ? Ne faisant ni une ni deux, il saisit le bras qui menaçait de l’égorger et lui brisa le poignet pour le désarmer. De sa main libre, il attrapa la dague dans sa chute et la lança en direction du Fyros, qui la reçut en pleine poitrine et chuta en arrière. Finalement, il empoigna à deux mains le bras meurtri de son assaillant et le fit basculer par-dessus son épaule.

Posant pour la première fois son regard sur le visage de celui qui l’avait attaqué par surprise, Pü eut un mouvement de recul et lâcha son bras. Ce visage, ou plutôt ce masque, était bardé de profondes cicatrices. Pire encore étaient ses cornes, toutes coupées à ras de la peau. Si ce n’était pas la première fois que Pü rencontrait un Zoraï portant ce type de mutilations, jamais il n’aurait imaginé en croiser un ici. Qu’est-ce qu’un Antékami faisait à Zoran ? Comme la tribu de Pü, les Antékamis formaient une tribu s'opposant violemment à la Théocratie Zoraï. Une tribu peuplée de Zoraïs n’ayant jamais réussi à accepter le roman national et le mode de vie imposé par la dynastie Cho au cours des siècles passés. Pour autant, les deux tribus n’étaient pas alliées. Loin de là même. Car à l’inverse de la tribu de Pü, les Antékamis ne rejetaient pas seulement Jena, mais aussi l’ensemble des Kamis. Là où la Théocratie et la tribu de Pü pouvaient au moins s’entendre sur l’amour qu’ils portaient aux Kamis, les Antékamis ne partageaient rien avec leur peuple, hormis cette peau bleue et ce masque dont ils n'étaient jamais parvenus à empêcher la pousse. Ce masque qu’ils mutilaient à mort, en guise de symbole. À bien y regarder, les Antékamis étaient le miroir exact de la Théocratie. La négation même du peuple Zoraï.

Plein de haine, Pü attrapa l’Antékami par la gorge et le souleva d’une seule main. Il devait tuer cet hérétique. Selon les enseignements qu’il avait reçus, il n’y avait rien de pire qu’un Antékami. Ils étaient la lie de l’hominité, et méritaient d’être exterminés jusqu’au dernier. Comme par réflexe, Pü commença à étrangler le Zoraï qui tentait en vain de se libérer. Puis, il croisa son regard. Un regard empli de terreur. Inspectant plus largement l’individu, il comprit qu’il avait à faire à quelqu’un de plutôt jeune. L’Antékami devait avoir dans les quinze ans.

« Est-ce réellement indispensable, mon garçon ? Sondez votre cœur, vous ne le voulez pas. »

Comme à son habitude, la Voix avait visé juste. Son père et son frère n’étaient plus. Sa mère et Grand-Mère Bä-Bä n’étaient plus. Sa tribu n’était plus. Mener la Guerre Sacrée avait-il encore un sens ? Durant les semaines écoulées, la question l’avait souvent hanté. Sur son lit de mort, Grand-Mère Bä-Bä lui avait enjoint de mener la Guerre Sacrée, « à sa manière ». Que cela signifiait-il ? Pü se perdit quelques instants dans les yeux terrifiés de l’Antékami, comme pour y chercher une réponse. Et s’il n’en trouva aucune, il sut en revanche ce qu’il ne souhaitait pas en cet instant : donner à nouveau la mort à un homin. Ses derniers meurtres, qui dataient de l’époque de son exil dans le Royaume de Matia, le hantaient encore. Alors, Pü approcha son masque du sien.

« Zoran est tombée, murmura-t-il. Min-Cho et son troupeau de Sages sont certainement enterrés sous les décombres du Zo’laï-gong. La Théocratie n’est plus, ton combat est donc terminé. Et si les Kamis t’ont permis d’échapper à la mort, c’est uniquement pour que tu puisses passer le reste de ta vie à faire acte de pénitence. Je respecterai leur choix, et pour cette raison, je ne te tuerai pas. »

D’un geste puissant, Pü projeta l’Antékami en arrière, lequel s’écroula piteusement dans l’escalier qui menait au sommet de la pyramide.

« Mon garçon, au lieu de prodiguer un prêche, auquel vous ne souscrivez d'ailleurs pas, vous auriez dû demander au jeune homin la raison de sa présence en ces lieux.»

Pour toute réponse, Pü se dirigea vers le Fyros d’un pas assuré. Toujours au sol, celui-ci avait retiré la dague de sa poitrine et semblait éprouver des difficultés à utiliser les pouvoirs de la Sève pour soigner sa blessure. Arrivé à son niveau, Pü s’agenouilla auprès du blessé et plongea deux doigts dans sa plaie. Le Fyros hurla de douleur. De son autre main, Pü effleura la fourrure du Kami. Elle était étrangement rigide. Le Kami était comme paralysé. Statufié. Entravé par cette lance noire constituée d’une matière brillante et sillonnée de fines lignes verticales et horizontales. Pourtant, ses deux yeux blancs semblaient le fixer.

« Qui es-tu ? demanda-t-il à sa victime sans même la regarder. Qu’est-ce que toi et tes camarades faites ici, et qu’est-il arrivé à ce Kami ? Réponds-moi !

— Pitié, me tue pas ! gémit le Fyros. Je m’appelle Lygridos, moi et les autres on s’est échappé de la prison de Zoran après le départ de la Karavan ! Ils ont pilonné la ville avec leurs vaisseaux, la moitié de la prison s’est écroulée ! Putain j’ai mal, arrête !

— La Karavan ? interrogea Pü en quittant le Kami des yeux. Qu’est-ce que la Karavan faisait à Zoran ? Est-ce la Karavan qui s’en est pris au Kami ?

— La Karavan est venue aider les habitants de Zoran à fuir ! Beaucoup ont été évacués dans de grands transporteurs. Beaucoup d’autres ont été abandonnés sur place, comme nous ! Après l'évacuation, ils ont pilonné la ville pour tuer un maximum d’insectes, sans se soucier des victimes collatérales ! Je t’en prie, arrête ! »

À ces mots, Pü comprit pourquoi la cité était en ruine : les dégâts étaient moins liés aux insectes géants qu’à l’action de la Karavan. Il se demanda ensuite si les Kamis étaient à leur tour intervenus.

« Parle-moi du Kami ! Que faisait-il à Zoran ? Que lui est-il arrivé ? hurla Pü en enfonçant un peu plus ses doigts.

— On sait pas pour le Kami ! On l’a trouvé dans une rue, dans cet état ! Y’avait des agents de la Karavan en petits morceaux à côté de lui. On sait pas ce qu’il s’est passé, mais c’est pas nous qui l’avons planté, j’te promets ! »

Pü approcha sa main libre de l’entrave, la frôla du bout des doigts, et sentit son crâne vibrer. La lance semblait agir sur sa graine de vie. Il retira ses doigts de la plaie du Fyros, l’attrapa par le col et le releva sans ménagement.

« Sais-tu si d’autres Kamis étaient présents au moment de l’invasion ? En avez-vous croisé d’autres ?

— Non, aucun autre ! Ni vivants ni morts ! On en a discuté entre nous, et on dirait que seule la Karavan est intervenue pour aider les habitants. Pitié ! On l'a simplement monté ici pour rigoler !

— Pour “rigoler“ ? Je vais le libérer, et nous verrons bien si tu as menti. Si c’est le cas, toi et tes camarades en payerez le prix.  »

Pour toute réponse, le Fyros gémit et chancela en direction de l’escalier où l’Antékami avait chuté. Pü attendit de le voir disparaître avant de reposer son regard sur la lance. Deux sentiments de colère l’habitaient. La colère de voir la façon dont ces barbares avaient traité le Kami, et la colère de savoir que les Kamis n’aient pas daigné sauver ses proches.

« Je vous recommande vivement de ne point toucher cet objet, mon garçon. Vous vous exposez au risque de connaître un sort similaire à celui de ce Kami. Ou pire encore. »

La Voix avait certainement raison. Mais en fixant une nouvelle fois les yeux figés du Kami, et malgré la rancœur qui l’habitait en cet instant, Pü sut qu’il n’avait pas le choix. Il approcha ses deux mains de la lance, ferma les yeux, calma sa respiration et repensa aux préceptes que son oncle lui avait enseignés de son vivant. Alors que son crâne se remettait à vibrer, l’un deux lui revint à l’esprit.

« Ma-Duk nous offre l'ultime douleur pour que nulle peine au monde ne puisse atteindre jamais ses soldats. »

S’il n’avait jamais été proche de son père, il l’était en revanche de son oncle. Ke’val était son maître d’armes. Il était celui qui lui avait tout appris, sur le plan martial, et qui avait fait de lui un guerrier accompli. Il était celui à qui il aurait dû succéder. Celui qui lui avait donné les clés qui lui permettaient d’endurer la douleur présente. Car à l’instant même où Pü saisit la lance, il crut sa tête exploser. Puis des vagues de douleur se propagèrent depuis son crâne et inondèrent tout son être. Comme durant la pousse de son masque. Cependant, en réaction, son corps réagit autrement, et tous ses muscles se figèrent instantanément. Il essaya de se dégager, mais cela ne fit que démultiplier la douleur. Il nageait à contre-courant. Pourtant, il n’avait pas le choix. Alors, comme durant la pousse de son masque, il se concentra sur sa graine de vie et accepta la sensation. Elle lui était familière. Il arrêta de nager et plongea dans cet océan de douleur. Et, petit à petit, les mains serrées autour de l’objet maudit, il exerça un mouvement de tirage. Millimètre par millimètre.

Au moment où le dernier centimètre de la lance se dégagea du corps du Kami, l’effet s’arrêta soudainement et Pü put libérer ses mains. Finalement, il lui avait fallu moins d’une minute pour retirer l’entrave, bien qu’il eut l’impression que le supplice avait duré des heures. Exténué, il tomba à genoux. Quant au Kami, il se répandit en une flaque de poils noire, dans laquelle flottèrent les deux sphères blanches. La créature divine avait perdu toute consistance. Soucieux, Pü tenta d’interagir avec elle, mais le tumulte qui surgit depuis les flancs de la pyramide le convainquit de se concentrer avant tout sur son propre état. Quelque chose arrivait. Le Zoraï se mit debout, chancela légèrement, puis essaya d’infuser de la Sève dans son corps. Malheureusement, il peina à manipuler comme il le souhaitait le flux qui l’irriguait. La douleur avait laissé place à une sensation d’engourdissement général : son corps répondait mal, ses sens semblaient altérés et ses pensées étaient confuses. Comme si sa graine de vie n’était pas totalement remise du maléfice de l’entrave. Et si son état s’améliorait doucement, il savait qu’il ne serait jamais remis à temps. Car le vacarme montant, qui mêlait voix et bruits de bottes, était désormais à portée.

Pü jeta un coup d’œil au Kami, toujours flasque, puis dégaina son épée de sa main gauche et accrocha sa rondache à son bras droit. En épargnant les deux individus, il leur avait permis d’aller chercher du renfort. Il devait en assumer les conséquences et protéger la créature divine coûte que coûte. Essayant d’optimiser le temps qui lui restait, Pü ferma les yeux et se concentra autant qu’il pu sur sa régénération. Plusieurs homins étaient déjà arrivés au sommet, d’autres se rapprochaient de lui. Il les entendait. Quand il rouvrit finalement les yeux, une petite cinquantaine d’individus l’entouraient. Si plus de la moitié étaient des Zoraïs, tous n’étaient pas des Antékamis. Quant au reste du groupe, il était composé majoritairement de Matis et de Trykers. Les Fyros étaient minoritaires, tout comme les homines. De vifs coups d’œil, Pü analysa ses adversaires. Certains portaient des tenues de prisonniers, et tous étaient armés. Pour autant, une minorité seulement avait l’allure de combattants. Un Antékami, notamment, se distinguait. Non pas du fait de la large croix boursouflée qui déchirait son masque, mais par l’accoutrement qu’il portait : tenue constituée en partie de pièces d’armure de la Karavan. Trapu et plutôt petit pour un Zoraï, sa main crispée au bout d'un bras musculeux serrait le manche d’une grosse massue à la tête hérissée d’épines. Pü dévisagea quelques secondes l’individu. C’était la première fois qu’il voyait un homin équipé comme le sont habituellement les Agents de la Karavan. En guise de réponse, celui-ci inclina son masque et s’avança vers le centre du cercle. Arrivé à trois mètres de Pü, il posa le manche de son arme sur son épaule et prit la parole. Son ton était narquois.

« Au début, je ne les ai pas crus. Mais finalement, ce n’est pas surprenant. Qui d’autre que toi aurait pu survivre à cette catastrophe ? Je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi tenace que toi, Sang. »

En entendant le nom de son père, Pü fut d’abord étonné. Comment pouvait-il le connaître, et surtout, comment pouvait-il le prendre pour lui ? Puis il se rappela du masque qu’il portait désormais. Pour honorer le souvenir de sa tribu et respecter les dernières volontés de Grand-Mère Bä-Bä, il avait accepté le titre de Masque Noir, et s’était tatoué en conséquence. L’esprit toujours engourdi par l’entrave, Pü répondit sans se poser plus de questions.

« Je ne suis pas Sang, je suis son fils. Qui es-tu ?

— Son fils ? Ainsi, Sang a passé le flambeau à son aîné ? Je ne pensais pas voir ça de mon vivant. J’espère au moins qu’il est mort pitoyablement. »

À ces mots, la mâchoire de Pü se serra. Non parce que l’Antékami avait insulté son père, mais parce qu’il l’avait confondu avec son frère. Son frère, qui avait toujours été destiné à devenir un jour le Masque Noir. Son frère, qu’il aurait pu sauver ce jour-là… Pü pointa son interlocuteur avec son épée et reposa sa question.

« Qui es-tu ? »

L’Antékami rigola, leva les bras puis tourna sur lui-même. Sa massue semblait ne rien peser.



« Je suis qui, les gars ? »

Alors, en chœur, le cercle d’homins leva ses armes et hurla.

« Zunak ! Zunak ! Zunak ! »

Les cris continuèrent jusqu’à ce que l’Antékami abaisse ses mains et s'avance d’un pas vers Pü.

« Voilà qui je suis. Ton père t’a parlé de moi ? »

La réponse était non. Pü n’avait jamais entendu parler de cet individu. Sa tribu étant en guerre ouverte contre les Antékamis, il n’était pas, après tout, étonnant que son père connaisse certains de ses ennemis. Mais à cet instant, son identité lui importait peu. L’état du Kami ne semblait pas s’améliorer, et lui-même n’avait pas totalement récupéré. Il devait réfléchir à une issue, et gagner du temps.

« Non, mon père ne m’a jamais parlé de toi. Mais je serai curieux d’en savoir plus.

— Ah ? Je suis déçu. J’étais l’un des meneurs des Antékamis avant de finir au trou. Ton père et moi entretenions une relation… passionnée. On s’est promis à chacun plein d’horribles choses. Maintenant, je suis le chef de cette petite bande. Et aussi le nouveau dirigeant de Zoran.

— Est-ce à cause de mon père que tu as terminé en prison ?

— Oh non, pas du tout. Il aurait clairement préféré me tuer, dit-il en avançant d’un nouveau pas. »

Pü analysa la posture du dénommé Zunak, qui semblait prêt à attaquer. Dans le dos de l’Antékami, il surprit deux prisonniers se faisant signe de la tête. C’étaient le Zoraï et le Fyros qu’il avait épargnés un peu plus tôt.

« C’est mon armure que tu regardes comme ça ? renchérit l’Antékami. Je l’ai récupérée sur le corps d’un Agent de la Karavan gravement blessé par un kitin.

— Un kitin ?

— Ouais, c’est comme ça la Karavan nomme les insectes géants. Donc, l’Agent était vraiment en mauvais état, il avait besoin d’aide. Bien sûr, je ne l’ai pas aidé. J’ai simplement récupéré son équipement. T’as déjà vu un Agent sans armure ? Le plus choquant, ça a été quand j’ai enlevé son casque… »

L’Antékami s’appuya sur sa massue et fixa Pü sans rien dire. En vérité, Pü était intrigué. Comme beaucoup, il s’était longtemps questionné sur l’apparence réelle des Agents de la Karavan. Comme les quatre peuples homins, ils possédaient deux bras, deux jambes et une tête. Ils maîtrisaient aussi chacune des langues atysiennes et exhibaient généralement des manières d’être et de faire homines. En cela, ils était pour beaucoup bien plus facile de s’identifier aux Agents de la Karavan qu’aux Kamis, avec qui il était souvent compliqué de communiquer. Mais les Kamis avaient pour eux de s’exposer tels qu’ils étaient au monde, tandis que les Agents de la Karavan restaient murés derrière leurs imperméables et froides armures. Zunak s’avança et continua. Il était désormais à un mètre de Pü.

« À mon avis, on doit pas être beaucoup sur Atys à avoir vu le visage d’un Agent. Y’a deux choses qui m'ont étonné. La première, c’est l’impression de familiarité. En le regardant, j’ai eu l’impression d’avoir toujours su à quoi il ressemblait, alors qu’il n’était ni matis, ni fyros, ni tryker, et encore moins zoraï. C’était comme s’il appartenait à un autre peuple d’homins. C’était vraiment très étrange. La seconde, c’est la manière dont il a réagi… »

L’Antékami fit une pause et serra plus fermement le manche de son arme. Pü, bien que suspendu à ses lèvres, préparait sa contre-attaque.

« À son regard, j’ai compris qu’il était terrifié. Et j’ai vite compris pourquoi. En fait, il n'a pas fait long feu. Il s’est mis à suffoquer, comme s’il n’était pas capable de respirer. Ou plutôt comme si l’air qu’il respirait était du poison. Car rapidement, il s’est mis à tousser du sang. Puis le blanc de ses yeux est devenu rouge et la peau de son visage s’est mise à pourrir. À noircir. Je dirai que ça à duré même pas une minute. Juste avant de crever, des poils avaient poussé au travers de sa peau nécrosée, et j’ai même eu l’impression que son crâne était en train de se déformer. Puis… »

Et sans prévenir, Zunak envoya la tête de sa massue en direction du masque de Pü. Préparé, ce dernier fléchit les genoux et esquiva l’attaque sans soucis. Il prit ensuite appui sur sa rondache pour libérer sa jambe gauche et balayer les jambes de l’Antékami. Alors que celui-ci s’écroulait lourdement sur le sol, Pü s’était déjà relevé, prêt à accueillir ses nombreux adversaires, d’ores et déjà en train de se ruer sur lui en hurlant. Même s’il le redoutait, pour protéger le Kami, il était prêt à tuer.

« Mon garçon, en dépit de vos compétences, il vous est impossible, en votre seule personne, de triompher d'une cinquantaine d'individus armés. Vous devez vous résoudre à prendre la fuite. Vous n'avez guère d’alternative ! »

Fuir ? Et abandonner le Kami ? C’était inconcevable. Pourtant, la Voix avait raison. D’autant qu’il n’était pas encore totalement remis du maléfice de l’entrave. Car si Pü réussit à mettre hors d'état de nuire les premiers ennemis arrivés à son contact, il fut vite submergé par une nuée de lames et de pointes. Dans la confusion, il entendit Zunak hurler à ses sbires de ne pas le tuer, qu’il voulait s’en charger lui-même. Cela explique sans doute pourquoi sa poitrine et sa tête furent relativement épargnées, ce qui ne fut pas le cas de ses membres, lacérés de toute part. Lorsque deux lances lui embrochèrent finalement les cuisses, Pü fut contraint de céder et tomba à genoux. L’un des prisonniers, plus téméraire que les autres, en profita pour lui planter sa hache dans le ventre. Un éclair de douleur traversa le corps du Zoraï, dont la vision se troubla. Il avait atteint les limites de son endurance à manipuler la Sève. Il n’était plus en mesure de se soigner. Il aurait dû fuir. Revenir plus tard. Pour le Kami. Pü lâcha son épée, et dans un dernier sursaut, lui jeta un regard. C’est alors que la créature divine entra en convulsions.

Dans une vision dérangeante, un tentacule noir surgit d’elle et transperça d’un coup précis le cœur du porteur de la hache. Puis la masse gonfla et d’autres tentacules suivirent. La confusion s’accentua et les hurlements guerriers se muèrent en cris de panique. Toujours cloué au sol, Pü se débarrassa des lances qui l’entravaient et chercha du bout de ses doigts son épée. Un Fyros s’effondra alors devant lui. Lygridos, le soûlard qu’il avait épargné. Dans sa tête, la Voix lui hurlait quelque chose. Mais Pü ne l’entendait pas. Il était totalement sonné par la boucherie chaotique qu’était devenue de combat. D’autant que le Fyros hurlait lui aussi. De peur et de douleur. Il hurlait la perte de ses jambes, totalement prisonnières du Kami. Ou plutôt de l’ignoble fente bardée de dents qui avait pris forme sur son corps gonflé.

« Mon garçon, vous devez toucher le Kami ! Il vous le demande ! Ne l’entendez-vous pas ? »

Le toucher ? L’entendre ? Bien que n’étant pas certain de comprendre ce que la Voix voulait lui dire, Pü lui obéit. Il attrapa son épée, s’appuya sur elle pour se relever et enjamba le Fyros, dont les hurlements de douleur s’étaient mués en cris d’agonie. Si la plupart des homins avaient fui la Grand-Place, certains étaient encore présents, dont le jeune Antékami qu’il avait sermonné. Il était aux prises avec un tentacule essayant de l’étrangler. Dépourvu de peur, Pü tendit lentement sa main vers la monstrueuse créature, sans cesser jamais de fixer l’Antékami. Lui était transi de peur. Finalement, il aurait dû le tuer. Sa mort aurait été plus douce. Aussi douce que la fourrure noire du Kami, dont il venait de saisir les poils. Aussi douce et chaude que la vague de Sève qui venait de le traverser. Sur le moment, Pü crut que le Kami était en train de guérir ses blessures. Puis des lignes ambrées étincelantes se superposèrent au masque de l’Antékami. Puis à son corps. Puis à tout ce sur quoi Pü porta son regard. Le Kami, particulièrement, avait troqué sa fourrure noire contre un éblouissant habit de lumière. Confus, le Zoraï le fixa quelques secondes, puis leva la tête. Dans le ciel d’Atys, les racines de la Canopée s’étaient transformées en artères flamboyantes et battantes. Pü les suivit du regard jusqu’à trouver la Grande Montagne, elle aussi gorgée de lumière, et dont la base venait se perdre dans la mer étincelante qu’était devenue la jungle. C’est en baissant le masque qu’il comprit que l’altération touchait avant tout la matière vivante. La Cité de Zoran, et notamment ses bâtiments, rayonnait bien moins que les arbres qui bordaient sa large muraille. Le phénomène s’accentua alors que les éléments les moins brillants de son champ visuel s’effaçaient, profitant aux branches les plus incandescentes du réseau lumineux qu’il distinguait désormais parfaitement. La vision hallucinée s’amplifia lorsque Pü regarda ses pieds. Se rendant compte qu’il était dorénavant capable de voir au travers de la matière, il fut pris d’un terrible vertige et manqua de chuter. Debout sur le vide, il observait de nouvelles artères flamboyantes et battantes, semblables à celles de Canopée, situées cette fois-ci dans les profondeurs d’Atys. Toutes semblaient irriguer la Jungle de leur chaleur. Et toutes semblaient prendre source au même endroit. Un lieu situé au centre de tout, à plusieurs milliers de kilomètres de là. Un globe palpitant, composé de lumière, plus éblouissant encore que l’astre maudit de Jena. Le cœur étincelant du monde. Ma-Duk. Émerveillé, Pü fixa l’étoile abyssale. Elle lui brûlait les rétines. Puis, un chant liturgique s’éleva. Il était temps pour lui de partir. Temps pour lui de le rejoindre. Alors, Pü bascula en avant et s’enfonça dans le Zo’laï-gong, comme si son corps avait perdu toute consistance. C’est en tout cas l’impression qu’il eut avant de perdre conscience.

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