II.II

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II·II - L'interprète

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An 2481 de Jena

La première chose que Pü vit lorsqu’il reprit connaissance fut la grosse tête d’une sentinelle Kami. Un couple d’oiseaux multicolores était juché sur celle-ci. S’il n’avait jusqu’alors jamais rencontré de tels Kamis, sa mère - bonne dessinatrice de son vivant - utilisait un cahier pour illustrer ses enseignements. Pü n’avait oublié aucun de ces cours, et se souvenait des quatre types de sentinelles qui avaient jusqu’alors été répertoriés. Bien que très différentes les unes des autres, elles avaient pour point commun une taille impressionnante, surtout comparée à celle des Kamis les plus communs. La sentinelle qui était actuellement penchée au-dessus de Pü mesurait trois mètres de haut et était de celles qui protégeaient les jungles d’Atys. Comme le Kami Noir, sa face était pourvue de deux yeux blancs et vides. En revanche, à sa différence, le pelage qui la recouvrait n’était pas d’un noir profond, mais présentait une teinte crémeuse. Si bouche elle possédait, celle-ci était masquée par l’épaisse pilosité, qui formait en cet endroit une énorme moustache à laquelle un homin aurait pu se percher. Deux paires de longs poils noirs, situées de part et d’autre de sa tête, lui donnaient finalement un air amusant. Un air qui tranchait avec le physique redoutable de la créature. Car ces Kamis possédaient deux larges épaules auxquelles étaient fixés deux gigantesques bras, ainsi qu’une poitrine et un abdomen particulièrement musculeux, mis en avant par l’absence de pelage en cet endroit. Essentiellement quadrupèdes, ils se déplaçaient au sol en prenant appui sur la plante de leurs pieds et sur les phalanges de leurs mains repliées. On racontait qu’ils pouvaient atteindre des vitesses impressionnantes au sol, malgré leur taille et leur poids. Mais leurs longs bras leurs permettaient aussi de grimper aux arbres de la Jungle et de bondir de branche en branche.

Allongé sur un duveteux amas de mousse, fixant la sentinelle d’un air hagard, Pü se redressa finalement et examina les alentours. Au vu de la végétation, il était certain d’être dans la jungle. Une jungle abondante de fleurs colorées, qui ne semblait jamais avoir connu l’hiver. Le Zoraï leva le masque et aperçut le ciel au travers des cimes verdoyantes. Bien qu’il fut persuadé avoir rejoint les Primes Racines, il se trouvait sans conteste à la surface. La sensation de perdre toute consistance, puis de s’enfoncer au travers du Zo’laï Gong, était pourtant encore vive. Quelques instants à peine, son corps était en train de couler le long des racines d’Atys, attiré par l’astre lumineux qui battait en son cœur. D’ailleurs, autour de lui, nulle trace du réseau de lumière qui s’était alors superposé à son regard. Tout était redevenu normal.

« Le Kami Noir vous a téléporté, mon garçon. Vous voilà désormais transporté au cœur du Jardin Éternel. »

Pü se releva complètement et posa à nouveau son regard sur la sentinelle. Elle était parfaitement immobile. Seule la brise légère venait animer son pelage et sa longue moustache. L’absence de l’hiver dans cette zone de la jungle confirmait qu’il se trouvait dans le Jardin Éternel, une région de printemps sans fin particulièrement mystérieuse. Située à l’est de Zoran, elle formait un gigantesque labyrinthe en reconfiguration permanente, que la plupart des Zoraïs de la Théocratie visitaient une unique fois au cours de leur vie. C’était en effet ici que les Kamis emmenaient les Zoraïs en passe de quitter l’enfance, afin qu’ils puissent suivre le Rituel de l’Adoption. Le reste du temps, les portes du labyrinthe restaient closes.

Le Rituel de l’Adoption était une suite de cérémonies complexes, pouvant durer jusqu’à plusieurs mois, au bout duquel les participants « recevaient » leur masque « de parenté », en l’honneur de Cho, le premier Zoraï masqué, et de Jena, la mère de l’hominité. Pour la tribu de Pü, le Rituel de l’Adoption n’était qu’une vulgaire comédie païenne servant deux principaux objectifs. De manière très prosaïque, le premier consistait en la survie des jeunes Zoraïs, incapables de supporter la pousse de leur masque sans être aidés. Les Kamis, souhaitant voir prospérer ce peuple fidèle, s’étaient pliés au jeu de la Théocratie et avaient décidé d’accompagner le rituel. Car finalement, cérémonies ou non, les Zoraïs devaient avant tout leur survie aux substances qui leur étaient administrées, pour la plupart conçues grâce à l’aide des Kami. Le second objectif était de toute autre nature, et consistait en un lourd exercice de propagande, permettant aux participants de devenir de parfaits Zoraïs, fidèles aux Kamis, à Jena, mais aussi et surtout aux institutions de la Théocratie. Sous ses airs d’État sage et pacifiste, la Théocratie Zoraï restait un régime politique totalitaire dirigé par une poignée d’homins prétendant tirer leur légitimité d’une puissance divine. Un tel carcan idéologique, ancré depuis l’enfance, expliquait pourquoi la grande majorité des Zoraïs étaient fidèles à la Théocratie, mais aussi pourquoi les rares groupes dissidents - telle que la tribu de Pü ou les Antékamis - s’opposaient si violemment à elle.

Évidemment, Pü n’avait aucunement participé au Rituel de l’Adoption. Et jusqu’alors, aucune occasion ne lui avait permis de visiter le Jardin Éternel. Il savait en revanche que Grand-Mère Bä-Bä et sa mère avaient pu s’y rendre à plusieurs reprises. Ce fut notamment le cas lorsque cette dernière alla à la rencontre des Kamis afin qu’ils l’aident à tomber enceinte. À cette pensée, Pü salua bien bas la sentinelle. Il devait son existence aux Kamis. Il fit ensuite quelques pas pour se dégourdir les jambes, et remarqua au passage l’absence des blessures infligées par les prisonniers. Il avait été totalement soigné. Jusqu’alors immobile, la sentinelle pivota la tête pour suivre le Zoraï du regard et le couple d’oiseaux nichés sur son crâne s’envola.

« Êtes-vous, mon garçon, réceptif à la magnificence de cet endroit ? Ces fleurs, en particulier, sont d'une rare splendeur. »

Le Zoraï contempla les nombreuses fleurs qui l’entouraient et acquiesça intérieurement. Si ces spécimens étaient bien endémiques de la Jungle, il était rare d’en trouver d’aussi imposantes. Deux fleurs aux pétales blanches, situées à mi hauteur d’un tronc, attirèrent notamment son attention. Leur éclat était si fort qu’elles semblaient gorgées de lumière. En les fixant ainsi, les autres fleurs semblaient perdre leur couleur. Lorsque Pü comprit qu’il ne s'agissait pas d’une simple impression, le Kami avait tout juste commencé à se matérialiser. Une poignée de secondes suffirent aux fleurs entourant les deux blanches pour perdre leur teinte, revêtir une robe noire et profonde et s’agglomérer finalement les unes aux autres. Une fois la créature divine complètement apparue, elle se laissa flotter lentement jusqu’à lui, telle le pétale desséché d’une rose fanée.

Pü salua le Kami puis l’observa de longues secondes. Ce Kami était celui qu’il avait secouru à Zoran, et qui l’avait en retour sauvé des prisonniers, il en était certain. Mais ce n’était pas tout. Il lui était aussi étrangement familier. Après avoir hésité un instant, il l'interpella finalement.

« Je vous salue, Maître Kami. Je suis honoré d’avoir pu vous aider et vous remercie de m’avoir secouru en retour. Une question cependant m’occupe l’esprit, j’espère que vous pourrez y répondre. Êtes-vous le Kami Noir qui s’est présenté à moi enfant ? Dans l’atelier de ma mère, et durant la pousse de mon masque ?»

La créature divine inclina la tête sur le côté. Une minute passa ensuite, sans qu’aucune réponse ne fut formulée. Pü savait qu’il était souvent délicat de communiquer avec les Kamis. D’autant que tous ne semblaient pas être doués de parole. Déçu, il s’apprêta à reposer sa question. Mais au même instant, la voix intérieure se manifesta.

« Pardonnez mon impolitesse, mon garçon, mais je serai curieux de savoir ce que vous inspire la réponse du Kami. Vous semblez en pleine méditation. J’avoue être un brin excité par la situation.

— De quelle réponse parles-tu ? répondit Pü, sans comprendre où la Voix voulait en venir.

— De celle du Kami, bien évidemment.

— Le Kami a répondu quelque chose ? Je n’ai rien entendu.

— Sa réponse était pourtant audible, quoi qu’assez alambiquée. Il a répondu qu’il était tous les Kamis Noirs. »

Pü observa le Kami qui le fixait lui-même de son regard vide. Les Kamis étaient des êtres métamorphes capables de se téléporter sur de grandes distances. Que certains d’entre eux puissent se trouver à plusieurs endroits à la fois ne l’étonna pas. En revanche, l’idée que ce Kami puisse être tous les Kamis Noirs lui échappait. Il ne comprenait pas non plus pourquoi il ne l’avait pas entendu répondre. Pü tendit l’oreille et parla à nouveau.

« Que vous est-il arrivé à Zoran ? Comment vous êtes-vous retrouvé dans une telle situation ? »

Pü attendit une dizaine de secondes, et à nouveau, il n’entendit rien. Il interpella la Voix, mais celle-ci le coupa aussitôt.



« Un instant mon garçon, je suis à vous d’ici quelques secondes. J’écoute le Kami. »

Confus, Pü s’apprêta à répliquer, mais se ravisa. Pourquoi donc n’était-il pas capable de l’entendre ? Face à lui, la créature demeurait dans une parfaite immobilité. Quelques frustrantes secondes passèrent avant que la voix intérieure ne retentisse à nouveau.

« Veuillez pardonner mon impolitesse, mon attention initiale n’était pas de vous interrompre si brusquement. Il se trouve que le Kami se trouvait déjà à Zoran au moment de l’invasion. Un membre du Conseil des Sages souhaitait s’entretenir avec lui. Puis l’invasion a débuté et la Karavan est arrivée pour secourir les habitants de Zoran. Dans leur chasse, des agents sont tombés nez à nez avec le Kami et ont cru pouvoir le capturer. Un combat s’est alors enclenché. Plusieurs agents sont tombés avant que l’un d’entre eux parvienne à atteindre le Kami avec sa lance. Blessés, les survivants se sont malheureusement fait submerger par le flot de monstres. Aucun d’entre eux n’a survécu. Même si le Kami ne l’a pas mentionné, je suppose donc que les créatures l’ont ignoré, alors qu’elles auraient probablement pu l’achever. Je ne saurai dire pourquoi. Ensuite l’essaim s’est dissipé, la Karavan s’est envolée, et quelques jours plus tard, les prisonniers libérés l’ont finalement trouvé et monté au sommet du Zo’laï-gong.

— Comment être certain que le Kami communique réellement, et que tu n’essaies pas de me duper ? répliqua Pü, frustré.

— Je crains malheureusement qu’il n’existe aucun moyen de le confirmer. Je suis en revanche assez peiné de savoir que vous doutez de moi à ce point. N’ai-je pas été jusqu’alors un allié dévoué ? »

Pü repensa à ces dernières semaines puis soupira. Bien que le ton paternaliste de la Voix l’exaspérait souvent, il devait bien admettre qu’elle disait vrai.

« Pardonne-moi, tu as raison. Je suis simplement déçu de ne pas pouvoir l’entendre, et de ne pas comprendre pourquoi. »

Pü respira un grand coup et réfléchit aux propos que la Voix venait de lui rapporter. Ainsi donc, le Kami était déjà présent à Zoran avant que l’invasion ne débute. Cette version venait compléter les propos du prisonnier fyros et confirmer son intuition : que cela soit dans sa souche tribale où à Zoran, les Kamis n’avaient pas daigné secourir les homins. Pü déglutit et s’efforça de poser calmement la question qui le taraudait depuis plusieurs semaines.

« Quelque chose m’échappe. Les Kamis sont tout-puissants. Pourquoi aucun d’entre eux n'est-il intervenu pour protéger les habitants de la Jungle ? Pour sauver les membres de ma tribu ?

— Il confesse que les Kamis ont été débordés par la situation, répondit la Voix. Jamais il n’avait été envisagé que les Kitins puissent un jour découvrir et envahir la surface. Les Kamis sont intervenus dans les profondeurs d’Atys pour les stopper, mais il était déjà trop tard. Toutes les régions occupées par l’hominité ont été submergées.»

Pris d’un accès de colère, Pü continua sur sa lancée, ne réussissant pas, cette fois-ci, à masquer son émotion.

« Je ne comprends vraiment pas. Je croyais que ma tribu était importante à vos yeux. Nous étions les Guerriers Noirs de Ma-Duk ! Nous étions son bras armé et purificateur ! Les gardiens de la Foi Véritable ! Le fléau qui s’abat sur les hérétiques ! Nous étions tout cela. Vos plus fidèles soldats. Chacun d’entre nous aurait donné sa vie pour vous. Et aujourd’hui, il ne reste que moi… Vous nous avez abandonnés. »

Pü baissa le masque, conscient du caractère blasphématoire de ses propos. Il craignait la réaction du Kami. Mais, il se sentait aussi soulagé d’avoir pu crier ce qu’il avait sur le cœur. Lorsque la voix intérieure se manifesta, Pü comprit qu’elle tentait de le ménager.

« Soyez certain que je partage votre peine, mon garçon. Aussi, n’oubliez pas que vous pourrez toujours compter sur moi si le besoin de parler se fait sentir. Vous n’êtes pas seul. Quant à la réponse du Kami, je crains qu’elle ne vous soit d’aucun réconfort… Celui-ci affirme que le Guerrier Sacré était l’unique membre réellement essentiel de votre tribu, du fait qu’il était l’unique homin sans qui la Guerre Sacrée ne peut être menée. De tout temps, le Kami a veillé sur vous, mon garçon. Qu’il se soit fait piéger à Zoran au moment de l’invasion fut un terrible concours de circonstance. »

Foudroyé par le manque de considération à l’égard de ses proches, Pü se laissa tomber à genoux. Sa gorge se serra et son cœur se souleva. Mécaniquement, sa main gauche se dirigea vers le fourreau de son épée. Une soudain désir de mort venait de le traverser.

« Me… Mener la Guerre Sacrée ? L’hominité entière a été décimée par ces monstres. À quoi bon mener la Guerre Sacrée s’il n’y a plus de compagnons à fédérer et d'ennemis à combattre ? Puis ce… ce masque noir, je ne devrais pas le porter. Nii aurait dû être le Guerrier Sacré. Là était son destin. Je me suis tatoué uniquement pour honorer la mémoire de ma tribu. Uniquement car j’étais le dernier à pouvoir le faire. Et je n’ai pas survécu car je me suis mieux battu, ou que sais-je. J’ai simplement été mis à l’écart du combat au pire des moments. Un pan d’écorce m’est tombé dessus. J’aurai … J’aurai dû mourir. J’aurai préféré ne jamais me réveiller…

— Allons mon garçon, vous et moi avons déjà eu cette discussion. La vie est un cadeau, et votre survie une bénédiction. Je… Ah, attendez, le Kami souhaite répondre.. »

Plusieurs dizaines de secondes filèrent, silencieuses. Pü, qui avait réussi à ne pas se saisir de son arme, avait enfoncé ses ongles dans ses cuisses tout en gardant les yeux fixés sur le sol, pris de tremblements. Depuis le massacre de ses proches, il avait pensé de nombreuses fois au suicide. Sans la Voix, il ne serait probablement plus de ce monde. Elle l’avait aidé à surmonter chacune de ses crises.

« Le Kami déclare que malgré l’ampleur du génocide, un nombre non négligeable d’homins a survécu, dit la voix intérérieure. Certains ont été emmenés en lieu sûr par la Karavan, tandis que d’autres, restés sur place, sont d’ores et déjà en train de se réunir en communautés. Il reconnaît que la Karavan a réussi là où les Kamis ont échoué et craint que cela nuise à leur réputation. La Guerre Sacrée est donc plus que jamais essentielle. Ensuite, le Kami a insisté sur le fait que vous êtes bien le Guerrier Sacré, précisant que vous étiez destiné à le devenir avant même votre naissance. La chute d’un pan d’écorce, aussi gros soit-il, n’aurait jamais dû arrêter le Guerrier Sacré. Le Kami rend votre mère et la doyenne de votre tribu responsables de cet accident. Durant votre enfance, toutes deux ont refusé que les Kamis vous bénissent, et vous ont ainsi empêché d’atteindre votre plein potentiel. »

À ces mots, Pü se souvint des dernières paroles qu’il avait échangées avec sa vénérable ancêtre. Cette dernière lui avait révélé qu’il était prédestiné à devenir le Guerrier Sacré, que le dessein que Ma-Duk lui réservait était inévitable. Les propos du Kami confirmaient les siens. Grand-Mère Bä-Bä lui avait ensuite expliqué pourquoi elle avait demandé à sa mère de faire passer Niî pour le futur Guerrier Sacré. Si l’explication restait assez floue, Pü avait néanmoins compris que son objectif principal était de le mettre à l’écart. Pour le protéger, lui, mais aussi pour protéger le reste de la tribu. De quoi Grand-Mère Bä-Bä cherchait-elle à les protéger ? Pü n’en savait rien. Bien des secrets avait été emporté dans la tombe de la puissante sorcière. Comme le fait qu’elle et sa mère aient refusé qu’il soit béni par les Kamis… Cette information-là était nouvelle. Une information qui, il y a quelques semaines encore, lui aurait paru invraisemblable. Pourtant en cet instant, il l’accueillait presque avec indifférence. Rares étaient les élus pouvant prétendre avoir été bénis par les Kamis. L’honneur était immense. Parmi les membres de sa tribu, seules Grand-Mère Bä-Bä et sa mère l’étaient. Refuser qu’un individu reçoive une telle bénédiction était insensé. Sauf, évidemment, si on souhaitait l’éloigner du chemin que les Kamis avaient tracé pour lui. Enfant, juste après sa première rencontre avec le Kami Noir, Pü se souvint avoir exprimé à sa mère son envie d’être béni par les Kamis, et de celle-ci lui rétorquant que ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait choisir. Sa mère avait, semble-t-il, choisi pour lui…

« Mon garçon, le Kami propose de vous entraîner. Il souhaite vous aider à développer vos capacités de perception et de manipulation de la Sève. Il dit que votre part homine est aussi forte que votre part kami est faible. Pour remédier à cela, il vous propose de rester à ses côtés dans le Jardin Éternel. Et cela le temps qu’il faudra. »

Toujours à genoux, Pü leva le masque. Le fait de cogiter sur les propos de la créature divine l’aidait à calmer la crise. Celle-ci, qui n’avait pas bougé d’un poil, le fixait toujours de ses grands yeux blancs. Des yeux blancs et vides. Aussi vides que l’était son cœur, si tant est qu’elle en possédait un. Alors qu’il avait cru sa tribu spéciale, le Kami lui avait dit qu’il n’en était rien. La mort brutale de ses proches lui importait peu. Les sentiments qui le rongeaient non plus. Tout ce qui comptait pour ce Kami, c’était qu’il soit vivant. Vivant et prêt à mener le combat. À ses yeux, il n’était qu’un outil. Alors, pour la première fois de sa vie, Pü comprit pourquoi certains homins considéraient les Kamis comme des monstres. Monstrueux, les Kamis l’étaient. Évidemment qu’ils l’étaient. Et cela moins par les formes effrayantes qu’ils pouvaient revêtir que par leur profond manque d’empathie. Pü se souvenait de chaque homin à qui il avait pris la vie. Du premier au dernier meurtre commis. En était-il de même pour les Kamis ? Comptaient-ils les homins qu’ils avaient tués ? Étaient-ils conscients du nombre de ceux et de celles à s’être sacrifiés pour eux ? Dès son plus jeune âge, on lui avait appris à aimer Ma-Duk. À aimer les Kamis. Mais les Kamis aimaient-ils en retour les homins ? Désormais, Pü en doutait. Les Kamis étaient monstrueux, oui. Mais ils l’étaient par nature. Car non-homins. Voilà ce qu’ils étaient : des êtres profondément inhomins.

Désabusé, mais conscient de l’importance du moment, le Masque Noir prit une grande inspiration.

« J’accepte.

— Quoi qu’il advienne, la décision sera vôtre mon garçon. Vous n’avez donc aucune raison de vous précipiter. Certes, le Kami est puissant. Il a probablement beaucoup à vous apprendre. Pour autant, si vous refusez de le suivre, je ne crois pas qu’il vous forcera la main. Si vous voulez connaître le fond de ma pensée, sachez que ne crois pas au destin qu’il vous prête. Vous êtes libre mon garçon. Nous le sommes tous. J’en suis persuadé. »

Pü se mit debout et repensa à Grand-Mère Bä-Bä. La vénérable ancêtre l’avait adjuré de mener la Guerre Sacrée en prenant garde de conserver son libre arbitre.

« Libère-les d’Elle. Puis libère-toi de Lui. Dans l’espoir des Jours Heureux. »

Là étaient ses mots. S’il avait vite compris que « Elle » faisait référence à Jena, il savait désormais que « Lui » renvoyait à Ma-Duk. Ainsi, s’il devait tôt ou tard s’émanciper des Kamis, il avait pour l’heure besoin d’eux.

« J’accepte », répéta Pü.

Pour toute réponse, le Kami commença alors à se métamorphoser. L’entièreté de son corps se mit à s’allonger et son pelage duveteux disparut au profit d’une peau nue. Il ne fallut que quelques secondes à la créature divine pour prendre l’apparence d’un homin tout de noir vêtu. À bien y regarder, les proportions de son corps étaient en tout point semblables à celles de Pü. Cela n’était en revanche pas le cas de sa tête. Non masquée, elle ne possédait ni bouche, ni nez, ni oreilles et ni même aucun trait. Rien hormis deux imposants yeux blancs. Finalement, une épée et une rondache noires se matérialisèrent au niveau de ses mains. L’homin en noir adopta une posture offensive.

« Le Kami vous provoque en duel mon garçon. Il aimerait vous évaluer. Vous en sentez vous capable ? Bien que vous sembliez mieux vous porter qu’il y a quelques minutes, il serait peut-être judicieux de reporter cette confrontation. »

Pü avait encore une multitude de questions à poser au Kami. Notamment des questions sur Ma-Duk, Jena, la Karavan et les Kitins. Pourtant, la question qu’il posa traitait d’un tout autre sujet. Il se surprit lui-même.

« Je me sens mieux, merci, répondit-il à voix haute. Mais avant de commencer, laissez-moi vous poser une dernière question. Depuis quelques semaines, j’entends une voix. À qui appartient-elle ? »

La voix intérieure se mua aussitôt en un long rire.

« Je vais être sincère mon garçon : le Kami à la réponse à votre question. Mais je ne peux pas vous la répéter. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : le jour où vous comprendrez qui je suis, c’est que vous n’aurez plus besoin de moi. Or, plus que jamais, ma présence vous est indispensable. Car je suis désormais votre interprète. »

Pü dégaina son épée de sa main gauche et accrocha sa rondache à son bras droit. Cette voix. Il avait définitivement besoin d’elle.

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