II.III

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II·III - Le feu et la glace

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An 2483 de Jena

L’homin en noir fixait Pü de ses yeux étincelants. Le Zoraï s’inclina et adopta une posture identique à celle de son adversaire, plaçant son épée à hauteur de hanche, la pointe dirigée vers lui, et sa rondache à hauteur de poitrine, légèrement inclinée sur le côté. Durant quelques instants, il observa attentivement le Kami, essayant de deviner son premier mouvement. C’est alors qu’un souvenir l’assaillit : celui de leur tout premier duel.

Deux années. Deux années s’étaient écoulées depuis que Pü avait été transporté dans le Jardin Éternel. Deux années au cours desquelles la créature divine l’avait aidé à développer ses pouvoirs kamiques. L’objectif était de faire de lui un mage aussi expérimenté que Grand-Mère Bä-Bä et sa mère l’étaient. Certes, il était encore loin de les égaler. Mais les résultats étaient bien là. Tout avait commencé par ce premier duel, au cours duquel le Kami n’avait pas cherché à le vaincre, mais simplement à l’évaluer. S’en était suivi un geste aussi symbolique qu’essentiel pour la suite : le Kami avait délicatement apposé une griffe sur son front, et, sans aucune autre formalité cérémonielle, lui avait accordé sa bénédiction. L’opération avait été remarquablement brève et n’avait eu aucun effet immédiat. Pü n’avait rien senti. À cette occasion, le Kami avait confirmé ce qu’il savait déjà, à savoir que la graine de vie, enfouie dans le cerveau de chaque homin, était ce qui leur permettaient d’imprimer leur volonté à la Sève, de la manipuler, et ainsi de modifier les propriétés des particules spirituelles qui les constituaient et les entouraient. En d’autres termes : pratiquer la magie. Ce qu’il ne savait en revanche pas, c’était que les graines de vie étaient nativement bridées. Limitées dans leurs capacités. Concrètement, bénir un homin consistait donc à débrider sa graine de vie. Une fois le potentiel de l’homin libéré, sa maîtrise de la magie pouvait en principe atteindre un degré proche de celle des Kamis, bien qu’irrémédiablement limité par la nature physique de son corps. Là était la théorie. Car en pratique, développer de tels pouvoirs nécessitait plusieurs vies de labeur. Pü l’avait appris à ses dépends : pour réussir à effleurer la surface de son potentiel, il dut comme réapprendre à marcher.

L’apprentissage consistait en grande partie en un entraînement de l’esprit, sous la forme de longues séances méditatives. Bien que la méditation fut largement pratiquée dans sa tribu, souvent en association avec la prière, Pü n’avait jamais excellé dans l’exercice. Hors moments de grand danger, durant lesquels perdre sa concentration pouvait avoir de lourdes conséquences, porter son attention sur l’instant présent et empêcher son esprit de passer d’idées en idées, de naviguer entre le futur et le passé, lui avait toujours paru ardu. Pourtant, c’était bien de ça dont il s’agissait : se focaliser sur l’ici et le maintenant et élargir la conscience de soi et de son environnement. S’ouvrir à Atys au point de distinguer le réseau de Sève qui l’irriguait, et dans lequel les homins insufflaient instinctivement leur volonté afin d’altérer la réalité physique. Évidemment, l’apprentissage fut progressif : sentir la Sève couler en soi, sentir la Sève couler autour de soi, puis finalement, réussir à visualiser cet écoulement au travers de la matière, sous l'aspect d'un titanesque réseau lumineux qui se substituait au monde tangible. L’exercice fût facilité par le Kami, qui, d’un simple contact physique, pouvait décupler temporairement le nouveau sens de Pü, comme cela s’était passé lorsqu’il l’avait téléporté de Zoran au Jardin Éternel.

Durant plus d’une année, Pü ne fit que méditer. Au fil du temps, la durée des séances s’était intensifiée, jusqu’à s’étendre sur plusieurs jours d’affilée sans interruption. En développant ses capacités perceptives, Pü avait constaté qu’il lui était désormais bien plus simple d’agir sur les particules spirituelles qui le constituaient et l’entouraient. Il était devenu plus précis dans la manière dont il imprimait sa volonté à la Sève qui l’irriguait, plus conscient de ce qu’il faisait. S’il était auparavant capable de renforcer certaines parties de son corps et de soigner ses blessures de manière instinctive, il comprenait désormais les mécanismes sous-jacents, et pouvait les utiliser à d’autres fins. Ainsi, lorsque la méditation lui permettait d’atteindre de hauts niveaux de conscience, il devenait capable de se passer d’eau et d’aliments, utilisant directement la Sève pour nourrir son métabolisme. Malheureusement, cela demandait une grande endurance psychique que Pü ne possédait pas encore. Et même si d’après le Kami, ses progrès étaient exceptionnellement rapides, le jour où il pourrait arrêter définitivement de s’alimenter était loin d’être arrivé.

Finalement, ce n’est qu’au cours des six derniers mois que le Kami commença à inclure des entraînements physiques et des duels à l’apprentissage de Pü. Six mois durant lesquels le Zoraï avait entamé l'intégration de ses nouvelles aptitudes dans sa pratique des arts martiaux. Entrevoir le chemin de sa progression l’avait d’ailleurs conduit à de sombres conclusions : en refusant qu’il soit béni enfant, Grand-Mère Bä-Bä et sa mère l’avaient privé de dons qui auraient pu lui permettre de tous les sauver. C’était en tout cas ce dont il s’était persuadé. Deux années s'étaient écoulées depuis que Pü avait assisté au massacre de sa tribu. Deux années au cours desquelles son état mental ne s’était pas amélioré. Deux années au cours desquelles les crises suicidaires s’étaient succédées.

« Le Kami vous invite à rester concentré sur le moment présent, mon garçon. Tout comme moi, il perçoit que le poids du passé alourdi votre esprit et que de sinistres pensées vous submergent. »

Pü soupira. Cela faisait un mois qu’il n’avait pas combattu le Kami. Et si tous ses entraînements étaient particulièrement éprouvants, aucun n’atteignait l’intensité de ces duels. Pour espérer ne pas se faire terrasser au moindre coup, le Zoraï devait se donner à fond. Or, il manquait grandement de motivation. Son était dépressif rendait tout difficile. Il était las et avait longtemps eu envie de tout arrêter. Pourtant, il tenait toujours bon. Grâce à la Voix. Essayant de chasser les pensées le parasitant, Pü ferma les paupières et prit une grande inspiration. Il se concentra alors pleinement sur les sensations de son corps : le rythme de sa respiration, la douceur de l’herbe sous ses pieds, le poids de son épée dans sa main gauche, celui de la rondache sur son bras droit, les picotements des brins de paille qui constituaient son pagne, le bruissement des arbres qui dessinaient la clairière où il se tenait, le sifflement du vent, le chant des insectes, les cris lointains des izams et la fraîcheur de gouttes naissantes sur sa peau. Il commençait à pleuvoir. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Pü examina la posture peu conventionnelle que l’homin en noir venait d’adopter. Il s'était mis en position accroupie et avait posé ses poings contre le sol en espaçant ses bras à largeur d’épaules. Pü comprit ce qui se tramait dès lors qu’il vit la Sève bouillonner dans les jambes de son adversaire, ainsi que dans le bras tenant l’épée. En temps normal, lorsque Pü observait le Kami avec son nouveau sens, il ne voyait rien de plus qu’un bloc homogène de lumière. En revanche, lorsque la créature divine revêtait sa forme homine, elle poussait le détail au point d’en reproduire l’anatomie. Ainsi, le Zoraï devenait capable de distinguer la manière dont la Sève circulait dans son corps. Ne quittant pas le Kami des yeux, Pü resserra sa garde, se pencha légèrement en avant, écarta ses jambes et abaissa son centre de gravité. Il était prêt.

« Que le duel commence !  » tonna la Voix d’un air théâtral.

Sitôt le signal émis, l’homin en noir se propulsa parallèlement au sol en direction de Pü, l’épée brandie en arrière. La manière et la vitesse à laquelle la créature divine avait bondi étaient irréelles. L’objectif de ces duels n’étaient pas d’offrir à Pü des combats équitables et réalistes, mais de le soumettre à des épreuves aussi aléatoires que périlleuses, afin de le contraindre à exploiter ses capacités naissantes de façon innovante. Pü, qui avait infusé tout ce qu’il pouvait de Sève dans son bras droit, réussit à repousser l’attaque verticale et plongeante d’un coup de rondache. Sous la violence du choc, ses pieds s’enfoncèrent dans le tapis végétal. Le Kami, qui fut écarté de quelques mètres, repartit à la charge tout aussi vite. S’en suivit un échange de coups acrobatiques, durant lequel la créature divine ne cessa d’utiliser les pouvoirs de la Sève pour repousser les limites physiques de sa forme homine, obligeant Pü à traquer constamment le flux d’énergie. À voir bondir le Kami ainsi, Pü repensa à son duel contre le général Sirgio di Rollo, qui avait eu lieu neuf années auparavant, et à la pirouette qui lui avait assuré la victoire.

« Mon garçon, restez concentré sur le combat ! »

Trop tard. L’épée noire du Kami trancha sa main gauche et le désarma par la même occasion. Pü se maudit et chassa le souvenir parasite. S’il ne ripostait pas dans les trois secondes, le Kami porterait un coup décisif et le duel se solderait piteusement.

Deux.

Pü prit une grande inspiration. L’air se chargea en influx d’énergie.

Une.

Il recula sa jambe droite, la fléchit, et amena son bras valide contre son flanc droit, comme s’il s’apprêtait à lancer la rondache qui y était accroché.

Zero.

Pü poussa un cri et riposta d’un violent coup de rondache vertical et ascendant. Mais à l’inverse du coup qu’il avait porté au début du duel, une puissante onde de choc magique jaillit au moment où la rondache toucha l’épée du Kami. Le sort que Pü venait d’incanter d’une seule main, sans gant amplificateur de magie, et en moins de trois secondes, propulsa l’homin en noir d’une dizaine de mètres dans les airs. Durant un fugace instant, la pluie, qui avait gagné en intensité durant la passe d’armes, donna même l'impression de se suspendre autour du Zoraï. Là était une nouvelle illustration de sa facilité grandissante à manipuler la Sève. Chaque mois qui s'écoulait, il repoussait plus loin sa maîtrise des sorts qu’on lui avait enseigné durant l’enfance, et l'usage des amplificateurs devenait de moins en moins crucial. Profitant de la distance qu’il avait réussi à créer entre lui et le Kami, le Zoraï fixa son bras gauche et se concentra sur son moignon. La main absente repoussa en un éclair. Il ramassa ensuite son épée, prêt à recevoir un nouvel assaut du Kami. Sauf que celui-ci n’était toujours pas retombé. Levant la tête, il le trouva en lévitation, bien plus haut que l’endroit où il avait été projeté, dissimulé derrière le rideau de pluie qui tombait désormais du ciel. Le Kami, qui avait repris son apparence originelle, prenait de l’altitude tout en fixant Pü, qui réussit à distinguer ces grands yeux blancs jusqu’à une certaine distance seulement. Si la créature divine lui avait fait savoir qu’il serait un jour capable de sentir et d’observer la Sève couler sur de grandes distances, il était encore loin d’en être capable. Malgré tout, Pü rengaina ses armes, s’agenouilla sur le sol humide et ferma les yeux. S’il avait bien appris une chose ces derniers mois, c’est qu'il n'y avait pas de moments inappropriés pour méditer.

Régulant sa respiration, il se concentra sur son corps, son environnement immédiat, et, en dépit de la distance, sur l’endroit où se trouvait la créature divine. Avant de se rendre compte que cela n’était pas nécessaire. De fait, tandis qu’un autre homin n'aurait rien remarqué, lui sentit les tissus de son corps se dilater et la pression exercée sur son système vasculaire augmenter imperceptiblement, signe que la pression atmosphérique était en train de diminuer autour de lui. Pü rouvrit les yeux et leva la tête. Il comprenait ce que le Kami était en train de manigancer.

Générer magiquement du feu nécessitait qu'on dispose d’une base matérielle. Ainsi, pour former une boule de feu, on avait coutume de frotter ses paumes sur le sol. En insufflant à la Sève qui s’écoulait entre ses mains la volonté de voir la sciure agglutinée sous ses doigts s’enflammer, le mage devenait capable de modifier les propriétés des particules spirituelles qui composaient la matière, et ainsi de générer des flammes qu’il pouvait projeter plus ou moins loin. Bien que les années d’expérience permettent au mage de modifier cette manière de faire, une condition subsistait : l’utilisation de matière solide comme point de départ. Or, pour l’avoir déjà vu à l’œuvre une unique fois, Pü savait que le Kami adoptait une approche bien plus libre. Sa technique se composait de deux étapes successives. La première consistait à absorber de l'air à une vitesse folle et en quantité invraisemblable, et cela sans que son corps en subisse la moindre déformation. La conséquence principale d’une telle compression de l’air était l’augmentation importante de sa température interne. La seconde étape consistait à enflammer magiquement l’air situé dans son corps, et non pas de la matière solide, comme y étaient contraints les homins. La chaleur engendrée par la compression lors de la première étape permettait de maintenir un flux continu de feu, que la créature divine pouvait propager sous la forme de gigantesques vagues incandescentes. La conséquence secondaire d’une telle absorption de l’air était la formation d’un vide d’air partiel et temporaire autour du Kami, à l’origine d’une diminution passagère de la pression atmosphérique. C’était cela que Pü avait détecté. Le Zoraï se leva, décrocha de sa ceinture ses gants amplificateurs et les enfila. S’il n’aurait pas eu besoin d’amplifier sa capacité à manipuler la Sève lors d’un simple duel, la créature divine était un adversaire d’un tout autre ordre. Pü considérait d’ailleurs qu’elle prenait des risques déraisonnables…

En effet, malgré la faculté des mages à maîtriser la chaleur du feu qu’ils généraient, ainsi que sa capacité de combustion, Atys demeurait un monde propice aux incendies incontrôlables, étant constituée exclusivement de matière végétale. C’était en tout cas ce dont étaient convaincues les sociétés homines, pour la plupart pyrophobes. Seul le peuple Fyros, qui avait érigé la maîtrise du feu en art, semblait avoir triomphé de cette peur instinctive, profondément enracinée en chaque homin dès sa naissance. Cela rendait l’Empire Fyros particulièrement dangereux, autant pour ses ennemis que pour lui-même. Le siège de Zoran mené par les armées fyrosses en 2328, qui avait entraîné la destruction par le feu de la Grande Bibliothèque, et l’incendie des Mines d’Ambre de Coriolis, causé par des mineurs fyros au sein même de l’Empire, en témoignaient. De leurs vivants, les ancêtres de la tribu de Pü avaient aussi l’habitude de raconter que la souche morte dans laquelle tous vivaient avait été détruite par une machine cracheuse de feu de la Karavan. En tant qu’entités protectrices des écosystèmes d’Atys, les Kamis abominaient le feu. Il était donc invraisemblable que le Kami Noir pousse son entraînement au point d’embraser le Jardin Éternel. Aussi spectaculaire que puisse paraître sa magie, il était probable que la capacité de combustion des flammes qu’il allait générer serait maintenue au strict minimum et qu’il profiterait de la pluie battante pour en limiter la propagation. Non, ce n’était pas probable, c’était certain… Enfin, l’était-ce réellement ? Pü avait beau avoir vaincu sa peur instinctive du feu, un doute subsistait. Le risque nul n’existait pas. D’autant que Kami pouvait aisément vaporiser l’eau qui tombait du ciel, si tel était son désir. Pü devait donc faire tout ce qui était en son pouvoir pour parer l’attaque. C’était d’ailleurs la seule raison qui pouvait expliquer pourquoi la créature divine avait décidé de générer du feu, alors que cela n’était pas du tout dans ses habitudes : inciter Pü à considérer sérieusement ce duel.

Le Zoraï ferma une nouvelle fois les yeux et se concentra intensément. Il perçut la Sève qui circulait à proximité et tenta d’imaginer les milliards de particules spirituelles qu’elle irriguait, composant aussi bien l’air qu’il respirait que le tapis végétal sur lequel ses pieds reposaient. Enfant, sa mère lui avait appris que la matière était composée de particules physiques et spirituelles minuscules interagissant les unes avec les autres, et que la température était intimement liée à leur agitation dans le vide qui les accueillait. Plus ces particules étaient mobiles, et plus la température du corps qu’elles constituaient était élevée. Ainsi, lorsqu’un homin insufflait à la Sève son désir de voir la sciure accumulée sous ses doigts s’enflammer, ou l’humidité de l’air geler, il ordonnait en réalité aux particules spirituelles d'entraîner l’accélération ou le ralentissement des autres particules, et cela sans même le savoir.

Ralentir. Refroidir. En cet instant, l’esprit de Pü était entièrement gouverné par cette idée. Les yeux toujours fermés, il entama un mouvement lent et méthodique de ses bras. Aussitôt, les particules spirituelles qu’il brassait par milliards répondirent à son ordre mental et diffusèrent son commandement. La température chuta brusquement, un froid mordant s’abattant autour de lui. Au sol, l’herbe et la mousse trempées se couvrirent de givre, tandis que les fleurs colorées dont la Voix aimait tant vanter la beauté se retrouvèrent immobilisées dans une étreinte gelée. Des cristaux de glace se formèrent dans l’air à mesure que la pluie se changeait en neige et en grêle, tissant un voile scintillant entre le Zoraï et l’éclat lointain et rougeoyant du Kami. L’attaque incandescente était imminente, Pü le savait. Il n’y avait plus de temps à perdre. Alors, il éleva sa focalisation à une intensité jamais atteinte auparavant. Par le biais de la Sève, les particules spirituelles répondirent à sa volonté et cristallisèrent instantanément la clairière où se déroulait le duel en un paysage d'un blanc immaculé. La température, qui venait de chuter de plusieurs crans, poussait Pü dans ses derniers retranchements. S’il s’était jusqu’alors efforcé de maintenir son corps à une certaine température, sa magie était désormais en train de se retourner contre lui. Il n’y arrivait plus. Le froid perçant parvenait à s’infiltrer dans ses os tandis que sa peau bleu foncé pâlissait à vue d’œil. D'artisan de cette toile immaculée qu'il avait lui-même élaborée, Pü se muait peu à peu en une figure intégrée dans l'œuvre. Il devenait la pièce manquante de ce paysage figé et glacé. À mesure que son esprit s’engourdissait, la véracité de la théorie s'imposait. Et si c’était précisément cela ? La solution. Lâcher prise. Ralentir. Refroidir.

Dans la perception de Pü, les quelques instants qui suivirent s'allongèrent, se figeant en une éternité silencieuse et gelée. Ce qu’il avait souhaité tant de fois ces derniers mois était enfin arrivé : il était comme mort. Il ne sut donc pas comment il perçut l'instant décisif, englouti dans l'obscurité de l'inconscience, au cœur d'un monde de rêves emprisonné par les glaces. Mais il le perçut. Ses paupières durcies par le froid se brisèrent au moment où la créature divine expulsa un gigantesque geyser enflammé en direction du sol. Figé dans un étau de nacre, les yeux ensanglantés, Pü dirigea son regard vers le ciel sans que le reste de son corps ne bouge. Donnant tout ce qu’il put, il imprima alors un ultime ordre mental au flux de Sève qui le traversait. Instantanément, sa volonté se propagea droit vers la langue ardente du Kami. La vague de froid s’éleva et le rideau de pluie se cristallisa, formant une fresque étincelante dans son sillage. Une dernière vision de tranquillité, préambule à l’imminent chaos.

Car comme escompté, les deux forces élémentaires se percutèrent, et l’effet produit fut cataclysmique. L’impact engendra une explosion de vapeur qui propulsa des fragments de glace et des orbes incandescents sur plusieurs dizaines de mètres aux alentours, et dont l'écho retentit jusqu'au cœur du Jardin Éternel. Aussitôt, une brume épaisse, humide et blanchâtre enveloppa l'espace, entravant la vision de Pü. Le Zoraï, qui avait à peine repris conscience, cherchait à s’extraire de sa prison gelée sans causer davantage de dommages à son corps. Il fût aidé dans sa tâche par une pluie enflammée qui s’abattit sur lui. En temps normal, il aurait souhaité éviter une telle attaque, mais à ce moment précis, celle-ci avait une allure de miracle. En effet, Pü devait non seulement faire fondre la couche de glace recouvrant sa peau, mais aussi réparer les nombreux dommages laissés par la morsure du froid… Quelques secondes passèrent, et finalement, poussé à l'extrême de sa capacité à canaliser la Sève, le Zoraï s'effondra sur un genou. Il était libéré. Libéré, mais seulement partiellement rétabli. Hors d’haleine, il jeta ses amplificateurs au sol, dégaina son épée et accrocha difficilement sa rondache à son bras droit. Il était épuisé. Jamais il n'avait incanté un sort d'une telle puissance. Et s’il était stupéfait d’avoir réussi à contrer l'attaque du Kami, l'exploit l'avait vidé de ses forces. Désormais, et probablement jusqu'à la fin du duel, il ne pourrait plus compter sur les pouvoirs de la Sève.

« Vous êtes exceptionnel, mon garçon ! Cette démonstration de force était tout simplement époustouflante. Jamais je n'aurais imaginé, il y a quelques mois à peine, que vous atteindriez un tel niveau. Cependant, bien que je me doive de vous féliciter, je tiens également à vous rappeler que ce duel n'est pas encore achevé. La suite de l'affrontement se jouera vraisemblablement à la force des armes et dépendra entièrement de votre détermination. Je place ma confiance en vous. »

Mais Pü n’était pas déterminé. Il était las. Le peu de motivation qui lui restait était en train de s’évaporer, telle la glace qui recouvrait encore son corps par endroit. Tout autour de lui, la clairière, qui rayonnait auparavant de verdure, s'était muée en une étendue dévastée, marquée ici et là par des plaques gelées et des brasiers, le tout cerné par une brume dense et opaque. À bien y regarder, ce paysage désolé reflétait précisément la condition dans laquelle il se trouvait, à la fois physiquement et mentalement. Et malgré cela, son épreuve était loin d’être terminée… Pü se releva, ferma sa garde et raffermit ses appuis. Peu importait s'il choisissait d'abandonner ou de poursuivre l’affrontement : seul le Kami déterminerait quand ce duel prendrait fin. Une réalité qu'il avait déjà expérimentée à ses dépens les fois passées. Conscient de son incapacité à triompher, son unique souhait était désormais de voir cette confrontation se conclure. Pouvoir mettre rapidement fin à cet énième échec. Afin d’y parvenir, il devrait lutter avec une ténacité telle que le Kami ne le ménage pas. Il devrait se battre jusqu’à tomber d’épuisement. Jusqu’aux portes de la mort. C’est à ce moment précis de sa réflexion que la créature divine choisit de surgir des hauteurs du brouillard. Ayant repris sa forme homine, elle tenta de lui asséner un puissant coup de talon ascendant, que Pü réussit à parer de justesse avec sa rondache. Prenant appui sur le bouclier, l’homin en noir parvint cependant à garder son équilibre et à déstabiliser le Zoraï, qui manqua de chuter en arrière. Atterrissant avec grâce devant lui, il profita alors de sa perte d’équilibre pour lui asséner un violent coup de tibia en plein dans les côtes. Pü, qui ne réussit pas à encaisser le choc, fut projeté sur plusieurs mètres et s’écrasa lourdement sur le sol. Incapable de réparer ses blessures, il ne pût qu’accepter la douleur. L’homin en noir, qui aurait pu profiter du moment pour porter le coup final, s’immobilisa pourtant. Il fixait le Zoraï de ses grands yeux blancs. Puis, une épée et une rondache se matérialisèrent dans ses mains, et il se mit finalement à avancer vers lui. Lentement. Comme Pü s’y était attendu, son adversaire comptait faire durer le duel le plus longtemps possible. Il devrait supporter cette épreuve jusqu’au bout. Alors il se releva, malgré la douleur, et fonça sur lui.

S’en suivit une passe d’armes d’une grande technicité, durant laquelle Pu dut repousser une nouvelle fois ses limites. Incapable de se soigner, il accueillait la lame du Kami sans ciller, lorsque celle-ci réussissait à passer sa garde et à perforer sa peau. Évidemment, il avait conscience que les coups qui lui étaient portés étaient parfaitement maîtrisés : le maître ne cherchait pas à tuer le disciple. Néanmoins, ses attaques demeuraient d'une grande brutalité. Lui-même, à quelques reprises, réussit à érafler la peau noire du Kami. Une maigre réussite, face à l’étendue de la tâche. D’autant que le combat s’éternisait, et que le Zoraï commençait doucement à perdre pied. Mises bout à bout, les nombreuses entailles qui hachaient son corps traduisaient une perte de sang substantielle. À mesure que les secondes s'égrenaient, le coup décisif se rapprochait. À chaque gerbe de sang qui jaillissait, l’imminence du comas menaçait. Bientôt, il serait libéré de cet interminable duel. L'instant tant espéré allait enfin se concrétiser. Fermer les yeux. Se reposer.

Pour toujours ?

Instantanément, un étau oppressant enserra sa gorge et son cœur tressaillit. Mettre fin à tout cela maintenant semblait si facile. Il lui suffisait de faire en sorte que la lame de la créature divine perce son cœur. D’autant qu’à sa connaissance, les Kamis n’étaient pas capables de ramener les morts à la vie. En temps normal, lorsqu’une pulsion de mort s’emparait de l’esprit de Pü, celle-ci s'accompagnait d'un profond sentiment d'angoisse, qui enrayait le passage à l’acte. Mais cette fois-ci, l’anxiété disparut aussi vite qu’elle était apparue. Et si la Voix tenta d’intervenir, consciente qu’une nouvelle crise était en train de survenir, elle s'évanouit étrangement, sur-le-champ. À peine lucide, parant machinalement les attaques de l’homin en noir, Pü fixait le masque noir de la créature d’un air hagard. Il était si semblable à celui de son père. Si semblable au sien. À cette pensée, la peau de son adversaire se teinta de bleu, et il vit son image se superposer à celle de la créature divine. En proie à une confusion totale, au seuil de l'inconscience, Pü avait l’impression de combattre son double. Et son propre reflet lui paraissait pitoyable. Se voir ainsi s’échiner à lutter, afin d’honorer le destin auquel il était promis, alors même que tous ceux qui comptaient à ses yeux n’étaient plus, lui était insoutenable. Était-il condamné à endurer cette douleur jusqu'à la fin de ses jours ? À se rappeler sans cesse le fardeau qui lui incombait chaque fois qu'il croiserait le reflet de son masque ? Non, cette perspective lui semblait intolérable. Devenir la marionnette des Kamis ne le dérangeait pas, dès lors que, mémoire effacée, il serait entièrement réinventé pour devenir le guerrier prophétique dont ils rêvaient. Oui, il n’y avait pas d’autres choix. Car lui ne pouvait plus se supporter lui-même. Mais était-il véritablement prêt à abandonner le souvenir de sa mère et de son frère, aussi douloureux soit-il ? Impossible, également. C'était là tout ce qui lui restait. Ainsi, il n'y avait qu'une seule issue : mettre fin à cette existence misérable, ici et maintenant. Sans plus de réflexion, le cœur léger, Pü se jeta contre l’épée de son double au moment où celle-ci fut brandie. Au moment où la lame s’enfonça dans sa poitrine, un sourire de soulagement illumina son masque.

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« Mon garçon, m’entendez-vous ? »

Allongé sur un duveteux amas de mousse, Pü mit quelques instants à rassembler ses souvenirs. Lorsque les plus récents lui revinrent, il passa instinctivement ses mains sur sa poitrine. Aucune blessure. Ni sur le reste de son corps. Ainsi, il avait pour la première fois réellement essayé de suicider, et avait échoué de peu. Déboussolé et nauséeux, Pü se redressa péniblement. Sa gorge se serra au moment où il prit la parole.

« Peux-tu me dire ce qu’il s’est passé, après que … Tu sais ?

— Difficile à dire, mon garçon. Alors que vous sembliez perdre pied, j'ai tenté de maintenir votre conscience éveillée et votre concentration intacte. Mais vous ne sembliez pas m’entendre. Vous étiez comme... ailleurs. Puis soudainement, l’homin en noir s'est précipité sur vous, poitrine en avant, comme s'il recherchait la blessure. Votre épée s'est enfoncée à l'endroit de son cœur et vous avez perdu connaissance. Quant au Kami, il a ensuite repris sa forme originelle, vous a prodigué des soins, puis s’est volatilisé. Il m'a également chargé de vous informer que vous êtes libre de quitter le Jardin Éternel. D’après lui, vous disposez désormais de tous les outils nécessaires pour progresser en toute autonomie. »

Stupéfait, Pü se releva en titubant.

« Quoi ? Mais, ce n’est pas dont je me souviens. C’est … C’est moi qui me suis jeté sur son épée. Je … Je voulais …

— Pourtant, ce n’est pas ce qu’il s’est passé, mon garçon. J’en atteste. Vu l’état dans lequel vous étiez, vous avez dû halluciner. D’ailleurs, malgré ce dénouement inexplicable, je tiens à vous adresser mes félicitations. Vous avez été remarquable à chaque étape de cette épreuve.

— Le Kami. Il … Il reviendra ? bégaya Pü, toujours déboussolé.

— Assurément, mon garçon. Vous êtes son disciple, et il est votre maître. De plus, pour une raison qui m’échappe encore, vous et lui semblez être liés. D’une manière tout à fait singulière. »


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